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La vaisselle sale déborde de l'évier, les verres en équilibre fragile sur une vieille casserole au fond noir de graisse. Une mouche bourdonne paresseusement au-dessus des restes de nouilles. L'odeur de viande grillée flotte encore dans l'air.
Elle danse seule. Il fait froid dans la cuisine maintenant que les plaques sont éteintes, et la chair de poule couvre ses bras nus. Elle entend le tiroir de la commode se refermer dans la chambre.
C'est Nina Simone qui chante, Mr. Bojangles. Elle l'a découverte il n'y a pas très longtemps, grâce à un roman, et depuis elle l'écoute en boucle. Son niveau d'anglais n'est pas assez bon pour qu'elle en comprenne vraiment les paroles, mais ça ne la dérange pas. Le robinet se met à couler dans la salle de bains.
Elle danse seule, ses mouvements sont lents, un peu désordonnés, elle a du mal à suivre le rythme. Elle bouge les pieds, ondule vaguement des hanches, le visage levé vers l'ampoule nue accrochée au plafond. Sur le plan de travail traînent encore des épluchures de courgettes et d'oignon, le couteau les maintient sagement sur la planche à découper.
Elle adore Nina Simone, bien plus que Billie Holiday. Sa voix sur Ne me quitte pas... Elle lui donne envie de pleurer à chaque fois. La chasse d'eau est tirée, le robinet s'ouvre à nouveau.
Elle danse seule, les yeux obstinément fixés sur l'ampoule qui lui brûle la rétine. Elle ne veut pas s'abaisser à regarder l'encadrement de la porte ou à dresser l'oreille au moindre bruit qu'il fait dans l'appartement, même si elle ne peut pas s'en empêcher bien sûr, son corps est plus faible que son esprit. Ou l'inverse. C'est un sujet à méditer.
Le plancher grince, il est retourné dans la chambre. La musique, douce, mélancolique, textuellement incompréhensible, s'élève dans tout l'appartement. Il ne peut pas ne pas l'entendre.
Un peu de lait de coco a coulé sur la poubelle. Deux traînées blanches sur le plastique gris. L'odeur qui s'en élève est douceâtre, écœurante, elle se mélange mal avec celle de la viande. Il va falloir jeter le sac, bientôt.
La chanson touche à sa fin, elle ne veut pas briser l'instant en la remettant. Ce serait un message trop direct, elle ne veut pas qu'il pense... Il est rentré tard, encore. Un nouveau projet, ou même plusieurs, elle ne sait plus trop. Des réunions, des business plan, des objectifs. Ça ne l'intéresse pas, mais le fait est que maintenant, il rentre tard tous les soirs. Ils mangent en silence devant le programme télé qu'elle a choisi pour l'attendre.
Mon Dieu, cette voix... Elle secoue la tête. Ce qu'un être humain doit souffrir pour finir par acquérir une voix comme celle-là ! Si... expressive. Elle ne connaît pas trop la vie de Nina Simone. Drogue, relations abusives, comme Billie Holiday ? Ou juste le fait d'être une femme noire aux États-Unis à un moment où aucun de ces deux états n'était particulièrement enviable ? Elle ne sait pas. Elle continue de tourner lentement sur place, ses bras serrés autour d'elle. Elle a fermé les yeux, elle ne veut plus voir maintenant. Le lit grince, il est couché.
Il rentre de plus en plus tard et part de plus en plus tôt. Des clients étrangers, des conf'call, des décalages horaires. Certains jours ils ne se disent plus que « bonsoir » et « bonne nuit ». Elle a essayé de poser des questions, de faire semblant de s'intéresser, mais il ne veut pas répondre, il est las, fatigué de sa journée. Alors ils mangent en silence, une bouchée après l'autre.
Ce soir, après avoir rangé les restes au frigo, en contemplant les quelques magnets à moitié décollés maintenant vaille que vaille quelques cartes postales jaunies et le faire-part de naissance de sa nièce, elle avait pensé... elle s'était dit... la musique remplirait tout l'appartement. Nina Simone. Qu'il aime bien aussi, enfin elle le croit. Et alors... tout était flou dans sa tête. Elle s'était dit que peut-être... une étreinte. Des hanches qui se collent. Une odeur de cheveux, déjà un peu graisseux. Un silence encore mais différent cette fois. Plus... une communion ? Ou peut-être juste... un rapprochement ?
Une aspiration très vague mais elle a honte d'y repenser. De s'avouer que... Elle sait que la lumière dans la chambre est à présent éteinte. Elle n'en a plus que pour quelques secondes de musique. Alors elle continue de danser. Seule.
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Pourquoi on a aimé ?
Un peu de poésie, pas mal de tristesse et un brin d'amertume, ça donne Nina, un texte plein de sensibilité dont on se délecte en se laissant
Pourquoi on a aimé ?
Un peu de poésie, pas mal de tristesse et un brin d'amertume, ça donne Nina, un texte plein de sensibilité dont on se délecte en se laissant