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Nouvelles - Littérature Générale
- Rosen ! Vous serez collé samedi ! Ce n'est pas en rêvant en cours que vous aurez votre bachot !
Une fois de plus, Pluvinage, le professeur de mathématiques, occuperait mon samedi après-midi. Les mathématiques n'ont jamais été mon fort et j'étais un élève bien moyen. Quant à mon bachot, je ne l'ai jamais eu ; l'Histoire, la grande, en avait décidé autrement. On était en 1937. J'aimais flâner dans les rues de ma petite ville natale. Sur le chemin de l'école, je gambadais, contemplant les vitrines des boutiques, sifflotant le nez en l'air. Enfant, c'était surtout la boucherie et la charcuterie qui me fascinaient, le trafic matinal des hommes habillés de longue blouse blanche tâchée de graisse, transportant de lourds quartiers de bœuf, cheval et porc sanguinolents, puis des caisses pleines de lapins, poules et autres volatiles caquetant, glougloutant, gloussant ou cacardant. Ainsi, je volais aux commerçants et artisans de la rue quelques images qui impressionnaient mon imagination d'enfant. En grandissant, j'osais petit à petit pénétrer les arrière-cours, passer la tête par la porte des boutiques dont les rideaux cachaient le cœur battant, celles que seule une enseigne rouillée battue par le vent indiquait et dont s'échappaient des bruits de machines diverses, des cris de scie ou de perceuse, des raclements, des frottements, un tintamarre intrigant accompagné d'étranges odeurs de bois, de cuir, d'huile, de soudure ou d'encre.
C'est justement chez l'imprimeur que j'avais pris l'habitude de passer mes jeudis après-midi, quand Pluvinage ne me gardait pas avec lui pour essayer de m'inculquer, sans grand espoir, quelques règles de géométrie ou d'arithmétique. Je me collais dans un coin de l'atelier, essayant de me faire oublier et observant. Il s'est passé plusieurs mois avant que le père Paulin ne m'adresse la parole. Il semblait être fait d'encre : son pantalon, sa chemise, sa casquette étaient noires, ses mains étaient noires et l'encre infiltrée sous ses ongles et dans les pores de sa peau semblait ne jamais vouloir disparaître. Seuls ses yeux vifs et rieurs étincelaient de bleu. L'imprimerie était sombre, logée au fond d'une courette malpropre soumise au vent du Nord et à la froidure de ce pays. Un jour donc, le père Paulin me prit par la manche et me fit découvrir son métier. Il me montra d'abord les casses, toutes rangées de manière identique, leur agencement, les cassetins pleins de caractères de plomb, en plein, en gras ou en italique. Puis je découvris le composteur et les galées sur lesquelles il assemblait les caractères, jouant avec les espaces pour justifier le texte. Il était fier de me montrer ces objets merveilleux dont il ne connaissait ni l'âge ni l'origine : « C'est mon père qui me les a légués, il les tenait lui-même de son père, une famille d'imprimeurs, depuis plusieurs générations. Mais depuis quand ? J'en ai tout de même acheté quelques-uns chez Deberny & Peignot ». Mais ce dont il était le plus fier, c'était sa linotype : une Mergenthaler achetée par son père en 1890, une des premières vendues en France. Le monde entier semblait disparaître quand il s'asseyait devant cette machine toute en fers, leviers, bielles, matrices et renvois et qu'il commençait à jouer sur les touches bleues, blanches et noires du clavier, tel un virtuose sur son piano à queue. Enfin, il me fit découvrir les papiers, leur grammage, leur épaisseur, leur velouté. Il les rangeait bien à l'abri de la lumière et de l'humidité dans les lourds tiroirs de bois d'une immense et antique commode.
Puis vint la guerre. Je dus quitter la ville pour rejoindre mon bataillon. On fut très vite faits prisonniers. Quatre années de stalag avant de revenir. Et là, un choc immense : la ville avait été bombardée, presque entièrement. Il était impossible de deviner ce qui avait été rues, places, immeubles ou boulevards. Tout était chamboulé. Seuls quelques murs tenaient encore debout, traversés de trous d'obus, formant une fragile dentelle de pierre et de bois. Il ne restait rien de plus que d'énormes amoncellements de gravats. Les objets avaient disparu, broyés, récupérés, envolés... Je pérégrinais dans ce paysage de misère, essayant de retrouver les lieux de mon enfance ; la maison familiale et le lycée avait disparu, les boutiques également. Je crus deviner les soubassements de certaines de celles que j'avais passé tant de temps à observer. Puis, je me mis à chercher l'imprimerie du père Paulin. Il me fallut longtemps pour retrouver au milieu des pierres éparpillées, des charpentes arrachées et des poutres enchevêtrées la courette de l'imprimerie. Seule subsistait écrasée la commode où il rangeait précieusement les feuilles de papier. La linotype, les casses, les outils, les meubles, le massicot, la plieuse... Tout avait disparu. Je ne pus récupérer d'un tiroir de la commode que quelques feuilles de papier, un vélin précieux surtout, seul objet que la guerre ne m'a pas volé et que j'ai précieusement conservé.
Je n'ai jamais su ce qu'était devenu Paulin, ni Pluvinage d'ailleurs et je n'ai plus jamais été collé. Quant au bachot, c'était trop tard ! Je n'avais à la place qu'un précieux bout de papier usé, vieilli, sale de la guerre et de ses atrocités mais rien, ni palmes, ni signature, ni félicitations, ni notes, n'y étaient mentionnées.
Une fois de plus, Pluvinage, le professeur de mathématiques, occuperait mon samedi après-midi. Les mathématiques n'ont jamais été mon fort et j'étais un élève bien moyen. Quant à mon bachot, je ne l'ai jamais eu ; l'Histoire, la grande, en avait décidé autrement. On était en 1937. J'aimais flâner dans les rues de ma petite ville natale. Sur le chemin de l'école, je gambadais, contemplant les vitrines des boutiques, sifflotant le nez en l'air. Enfant, c'était surtout la boucherie et la charcuterie qui me fascinaient, le trafic matinal des hommes habillés de longue blouse blanche tâchée de graisse, transportant de lourds quartiers de bœuf, cheval et porc sanguinolents, puis des caisses pleines de lapins, poules et autres volatiles caquetant, glougloutant, gloussant ou cacardant. Ainsi, je volais aux commerçants et artisans de la rue quelques images qui impressionnaient mon imagination d'enfant. En grandissant, j'osais petit à petit pénétrer les arrière-cours, passer la tête par la porte des boutiques dont les rideaux cachaient le cœur battant, celles que seule une enseigne rouillée battue par le vent indiquait et dont s'échappaient des bruits de machines diverses, des cris de scie ou de perceuse, des raclements, des frottements, un tintamarre intrigant accompagné d'étranges odeurs de bois, de cuir, d'huile, de soudure ou d'encre.
C'est justement chez l'imprimeur que j'avais pris l'habitude de passer mes jeudis après-midi, quand Pluvinage ne me gardait pas avec lui pour essayer de m'inculquer, sans grand espoir, quelques règles de géométrie ou d'arithmétique. Je me collais dans un coin de l'atelier, essayant de me faire oublier et observant. Il s'est passé plusieurs mois avant que le père Paulin ne m'adresse la parole. Il semblait être fait d'encre : son pantalon, sa chemise, sa casquette étaient noires, ses mains étaient noires et l'encre infiltrée sous ses ongles et dans les pores de sa peau semblait ne jamais vouloir disparaître. Seuls ses yeux vifs et rieurs étincelaient de bleu. L'imprimerie était sombre, logée au fond d'une courette malpropre soumise au vent du Nord et à la froidure de ce pays. Un jour donc, le père Paulin me prit par la manche et me fit découvrir son métier. Il me montra d'abord les casses, toutes rangées de manière identique, leur agencement, les cassetins pleins de caractères de plomb, en plein, en gras ou en italique. Puis je découvris le composteur et les galées sur lesquelles il assemblait les caractères, jouant avec les espaces pour justifier le texte. Il était fier de me montrer ces objets merveilleux dont il ne connaissait ni l'âge ni l'origine : « C'est mon père qui me les a légués, il les tenait lui-même de son père, une famille d'imprimeurs, depuis plusieurs générations. Mais depuis quand ? J'en ai tout de même acheté quelques-uns chez Deberny & Peignot ». Mais ce dont il était le plus fier, c'était sa linotype : une Mergenthaler achetée par son père en 1890, une des premières vendues en France. Le monde entier semblait disparaître quand il s'asseyait devant cette machine toute en fers, leviers, bielles, matrices et renvois et qu'il commençait à jouer sur les touches bleues, blanches et noires du clavier, tel un virtuose sur son piano à queue. Enfin, il me fit découvrir les papiers, leur grammage, leur épaisseur, leur velouté. Il les rangeait bien à l'abri de la lumière et de l'humidité dans les lourds tiroirs de bois d'une immense et antique commode.
Puis vint la guerre. Je dus quitter la ville pour rejoindre mon bataillon. On fut très vite faits prisonniers. Quatre années de stalag avant de revenir. Et là, un choc immense : la ville avait été bombardée, presque entièrement. Il était impossible de deviner ce qui avait été rues, places, immeubles ou boulevards. Tout était chamboulé. Seuls quelques murs tenaient encore debout, traversés de trous d'obus, formant une fragile dentelle de pierre et de bois. Il ne restait rien de plus que d'énormes amoncellements de gravats. Les objets avaient disparu, broyés, récupérés, envolés... Je pérégrinais dans ce paysage de misère, essayant de retrouver les lieux de mon enfance ; la maison familiale et le lycée avait disparu, les boutiques également. Je crus deviner les soubassements de certaines de celles que j'avais passé tant de temps à observer. Puis, je me mis à chercher l'imprimerie du père Paulin. Il me fallut longtemps pour retrouver au milieu des pierres éparpillées, des charpentes arrachées et des poutres enchevêtrées la courette de l'imprimerie. Seule subsistait écrasée la commode où il rangeait précieusement les feuilles de papier. La linotype, les casses, les outils, les meubles, le massicot, la plieuse... Tout avait disparu. Je ne pus récupérer d'un tiroir de la commode que quelques feuilles de papier, un vélin précieux surtout, seul objet que la guerre ne m'a pas volé et que j'ai précieusement conservé.
Je n'ai jamais su ce qu'était devenu Paulin, ni Pluvinage d'ailleurs et je n'ai plus jamais été collé. Quant au bachot, c'était trop tard ! Je n'avais à la place qu'un précieux bout de papier usé, vieilli, sale de la guerre et de ses atrocités mais rien, ni palmes, ni signature, ni félicitations, ni notes, n'y étaient mentionnées.
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