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Martha revient aujourd'hui.
Vilnius m'a appelé hier matin pour me convoquer. Je lui ai répondu que ce n'était pas utile, je connaissais le protocole et savais qu'il voulait me voir pour m'annoncer son retour. « Savoir ne veut pas dire être prêt », a-t-il répliqué. Ils ne la laisseront pas revenir si je ne leur donne pas mon feu vert. Comme je ne répondais pas, il a ajouté qu'il faisait ça pour elle autant que pour moi. J'ai dit : « OK, j'arrive », et j'ai raccroché. J'ai toujours détesté les psys.
Ça fait une semaine que Martha est partie. Avant, les délais étaient beaucoup plus longs. J'ai lu que bientôt ils pourront faire ça dans la journée. Ils disent qu'alors il n'y aura plus besoin de préparer au retour. Qu'on pourra même signer un papier pour ne pas être informé du départ et alors ce sera ni vu ni connu. Mais maintenant, ça prend encore une semaine, et même si une semaine c'est court, en vérité c'est une éternité. Sept jours et surtout sept nuits, des millions de pensées qui tournent et se percutent et vrombissent à en devenir fou.
— Voyez ça comme des vacances, Philip, a dit Vilnius. Elle est partie une semaine et elle revient. Les séparations sont bonnes pour les couples, vous savez. L'absence, il n'y a rien de mieux pour renforcer les liens.
Vilnius est le psy le plus nul que j'ai jamais rencontré.
— Ça marche pas comme ça, je lui ai répondu, personne peut s'aveugler à ce point.
— Je sais, a-t-il concédé, c'est pour ça qu'on propose de vous aider. Prenez ça, a-t-il dit en me tendant une brochure, ça peut servir, on ne sait jamais.
Puis il s'est levé, sourire professionnel aux lèvres, et m'a raccompagné à la porte de son bureau.
Je suis rentré chez moi. J'ai rangé la brochure dans un tiroir. Bu un verre. Deux. Pas mangé. Me suis couché. Endormi d'épuisement, sur la trouille que le jour se lève.
Le retour de Martha est prévu vers 18 heures. Elle ne sera pas accompagnée, elle ne va même pas sonner à la porte, elle utilisera sa clé. C'est le protocole. Ils n'ont pas choisi l'heure au hasard. 18 heures, c'est l'heure où elle rentre de son travail. Elle va me dire : « Coucou chéri » en claquant la porte, retirer ses chaussures, poser son sac dans l'entrée, accrocher sa veste, ira se laver les mains, puis elle me rejoindra dans mon bureau et m'embrassera dans le cou alors que je serai penché sur mon ordinateur. Comme d'habitude. Chacun jouera sa partition habituelle et la vie reprendra son cours comme si rien n'était arrivé. Comme si personne n'était parti. Comme si aucun gouffre ne s'était ouvert pour tout ensevelir. Un jour normal. Le lendemain d'une veille vieille d'une semaine. Sérieusement, quel robot faudrait-il être pour vivre cette journée comme une journée normale ?
J'ai quand même réussi à travailler. Je ne pouvais pas rester assis sur le canapé et attendre. Travailler m'a occupé l'esprit. Une bonne chose, sans doute.
18 h 10. Les clés dans la porte, « Coucou chéri », l'eau dans le lavabo, des pas dans mon dos. Malgré moi, je sursaute quand ses lèvres touchent mon cou. J'ai envie de pleurer, de crier. Ses lèvres sur ma peau. Son odeur. Son souffle. J'ai surtout envie de me lever et de la serrer dans mes bras. C'est ce que je fais. Je la serre contre moi. Fort. Trop peut-être. Et je pleure.
— Hé, Philip, elle dit tout doucement en me rendant mon étreinte, quelque chose ne va pas ?
Vilnius m'a dit qu'elle n'aurait aucun souvenir de son départ. « Si vous voulez l'aider à retrouver ses marques, jouez le jeu », a-t-il insisté.
— Rien, chérie, je réponds, juste un peu fatigué.
— Tu as encore beaucoup de travail ? elle me demande, ses yeux plantés dans les miens – ses yeux, vraiment ses yeux. Parce qu'on pourrait aller prendre un verre en terrasse. Il fait beau. Ça te ferait du bien.
Au café, Martha m'a raconté sa journée. Claire a renversé sa tasse de café sur sa jupe blanche, Bianchi a pété un plomb face à un client. De retour à la maison, on a commandé des sushis qu'on mange à genoux devant la table basse du salon, avec une bouteille de blanc, tandis que tourne en sourdine une playlist du siècle dernier. Chacun des gestes de Martha est ce qu'il doit être. Chacune de ses paroles également. Je ferme les yeux, c'est Martha en face de moi. Je les rouvre, c'est toujours elle. Elle est intarissable, enjouée. Elle pétille. « Bon sang », je me demande en la regardant, le cœur serré dans un étau, « est-ce que tout ça, cette perfection, cette réplique parfaite, n'est qu'une histoire d'algorithmes, de connexions réalisées à haute vitesse par une intelligence artificielle branchée sur la base de données de ses souvenirs ? Est-ce qu'il y a une forme de conscience dans ce corps, des doutes, des émotions intimes, des sentiments ? »
— Ça va ? me demande Martha. T'as l'air soucieux.
Puis elle pouffe.
— Je crois que je suis pompette !
Alors elle m'embrasse.
— Hmm, dit-elle, moi je sais ce dont t'as besoin.
Elle m'emmène dans la chambre. Me pousse sur le lit. Entame un strip-tease maladroit, pouffe à nouveau. Je connais tout d'elle. Par cœur. Je pourrais la réciter du bout des doigts dans le noir. Ce corps, nu, c'est le sien. Aucun doute. Et pourtant, quand elle se laisse tomber à côté de moi et commence à me déshabiller, j'ai envie de fuir. Le sentiment d'être sur le point de la tromper avec elle-même. Mais Vilnius a dit que je devais jouer le jeu. Pour l'aider à reprendre sa place. Alors j'accepte ses caresses. Et y réponds. Et oui, je me prends au jeu. C'est tellement parfait. Ses soupirs. Ses frissons. Mais soudain, il y a ça. Sous son bras droit, une minuscule cicatrice inconnue. Et à la seconde où je la découvre, je sais. Même si personne ne m'en a jamais parlé. Même si aucune brochure n'en fait mention. Je sais. C'est là qu'ils ont branché la machine. Celle qui fait revenir les gens. Qui charge les données dans la réplique. Ils la branchent là, je le sais. Un de ces trucs qu'on sait sans le savoir, qu'on se prend sur la gueule comme un seau d'eau glacée. Et du bout des doigts, je vérifie. Sous mon bras droit. Il y a la même, exactement.
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Pourquoi on a aimé ?
Dans ce Très très court, les pensées et la culpabilité du personnage prennent le pas sur l’action. Éprouvé par le poids du secret, par un
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