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Nouvelles - Imaginaire
En cinq ans, une armée d'oiseaux noirs était venue coloniser ce monde pétrifié, et maintenant les nouveaux occupants dominaient fièrement la montagne de gravats.
Du haut des murs en béton armé, calcinés, hachés, derrière des vitres brisées, l'œil en alerte, les oiseaux montaient la garde. Plantés tout autour de ce champ de ruines, des panneaux avec tête de mort interdisaient l'entrée.
Pavlo était un homme gaillard. Rien ne pouvait le dissuader d'entrer et surtout pas ces interdits qui encerclaient ce cimetière de débris, ce cimetière qui restait l'endroit où il était né, avait travaillé, fondé sa famille, un endroit où sa vie s'était établie.
Devant lui, en plus des écriteaux, se dressait un rempart de rouleaux de barbelés infranchissable. Mais Pavlo ne se laissait pas le choix, il allait se lancer dans cette escalade, quitte à y laisser des bouts de peau et peut-être même y briser ses os.
On lui avait dit de ne pas retourner là-bas, qu'il n'y trouverait rien, rien, pas même un brin d'herbe. Mais Pavlo, déterminé, voulait voir de ses yeux. Depuis plusieurs jours, quelque chose le hantait, quelque chose l'appelait, le poussait. Maintenant il y était et tant pis pour les morceaux de vêtement et de peau qui étaient restés accrochés dans les piques, il avait réussi à passer de l'autre côté.
De l'autre côté, les oiseaux noirs ouvraient leurs ailes, les refermaient dans un froissement sourd. Ils étaient des milliers regroupés, agglutinés sur les façades d'immeubles, sur les tours tronquées, qui hier encore s'élevaient jusqu'à gratter le ciel. Les plumages noirs, tels des manteaux taillés sur mesure pour le deuil, recouvraient cette ville fantomatique où les rues restaient tracées par des lignes et des lignes d'arbres brûlés vifs, des arbres squelettes morts debout.
Devant ce tableau lugubre, des frissons par vagues passaient sous la chemise de Pavlo, lui parcourant tout le dos, remontant le long de sa nuque pour aller jusqu'au crâne, tirer d'un coup sec la racine de ses cheveux batailleurs qui se dressaient.
Aucun cri ne sortait des becs grands ouverts, mais les yeux comme des lance-flammes auraient pu dissuader Pavlo d'avancer. Pourtant dans cette ville qui lui était devenue étrangère, Pavlo avançait. À chaque pas, son pied et son regard butaient. La plaque d'une rue gisant dans la poussière lui confirma qu'il était bien dans le quartier de son enfance, un quartier impossible à reconnaître, seules les images qui affluaient dans sa mémoire restaient intactes, mais autour de lui tout n'était qu'éboulis, désastre.
C'était le 9 mai, sous un ciel plombé. Pavlo, comme un robot, enjambait ce monde en morceaux. Il contournait les branches mortes, les carcasses de ferraille carbonisées, rouillées. Autour de lui, aucun bruit, sauf celui de ses pas et de ses battements de cœur.
Pavlo savait qu'il était tout proche maintenant, tout proche de cette maison qu'il avait été contraint d'abandonner, une maison tout confort dans un joli quartier de la ville refait à neuf, avec les écoles, les commerces à proximité. C'est à la naissance de leur premier enfant qu'ils avaient choisi avec Irina de s'installer dans ce secteur. Avant leur départ forcé, ils avaient vécu là, dix belles années. Irina était institutrice, et Pavlo, paysagiste, travaillait pour l'aménagement de sa ville. C'est à lui qu'on avait confié le projet de création d'un grand jardin botanique, un projet qui l'avait enchanté et sur lequel il avait planché plusieurs mois ; mais au moment de la mise en place, le chaos sur le pays avait tout anéanti.
Dans ce lieu de désolation, plus rien ne pourrait pousser, pas même un brin d'herbe. D'un revers de la main, Pavlo s'essuyait les yeux. Sa famille avait raison, qu'espérait-il trouver ?
Une décharge de cris, tout à coup, vint percer le silence, balayant ses pensées. Les oiseaux noirs s'étaient emparés du ciel et un nuage d'ailes sombres tournoyait, descendait, prêt à fondre sur Pavlo.
Courir, il fallait courir, fuir, se mettre à l'abri. Tout recommençait. Et Pavlo courait, courait, les mains sur les oreilles, son nez et sa bouche fermés s'interdisant de respirer.
Combien de temps avait-il couru ainsi ? Ses jambes l'avaient lâché et Pavlo était sur le sol, couché sur le ventre, le nez dans la terre, un brin d'herbe lui chatouillait les narines.
Était-ce un rêve ? Était-il arrivé au paradis ? Ce que ses mains touchaient, ce que son nez sentait, ce que ses yeux voyaient, ce que ses oreilles entendaient, tout ça était bien réel. Une herbe verte, grasse, fourmillante, bourdonnante d'insectes, une herbe au parfum entêtant montait par-dessus son corps. C'était une herbe forte, frémissante. Pavlo la tenait à pleines poignées, il frémissait avec elle, respirait fort, respirait encore et encore. Une tonne de senteurs était entrée dans ses poumons, les avait envahis. Un flot de verdure s'était infiltré dans tous les canaux de ses veines et ça coulait, ça coulait. Tout le corps débordait. Pavlo aurait voulu rester là, des heures et des heures, étendu sur ce lit de sève à faire et à refaire le plein de vie.
Quand il pensa enfin à se relever et qu'il remonta son corps tout étourdi sur ses deux jambes, il crut qu'il allait retomber.
Devant lui, tout n'était qu'explosion de couleurs, qu'éclatement de boutons, de bourgeons, c'était un éventail de corolles, une éclosion de graminées, une poussée de plantes vivaces venues du monde entier. Ce monde en fleurs faisait vibrer le sol et Pavlo vibrait de la tête aux pieds.
Le nuage d'oiseaux noirs s'était envolé. Le bleu était revenu dans le ciel et la lumière jaune du soleil s'y mêlait. Le drapeau de la patrie flottait au-dessus d'une colline de ruines jonchée de tiges, de feuilles, de pétales. De cette colline en survie, de l'eau ruisselait, emplissait les trous que les hommes avaient faits dans la terre de ce pays, une terre bombardée, trouée jour et nuit sans répit.
Des oiseaux de partout venaient boire, se baigner à l'eau de ces trous et Pavlo béatement, admirait ce ballet de plumes multicolores, il écoutait le concert de la langue des chants, les mélodies si différentes étaient un enchantement.
La nature n'a rien à apprendre de l'homme, la nature connait sa résistance, sa capacité à s'adapter, elle sait ce qu'elle doit faire. Pavlo l'avait compris au moment où il avait reconnu cet endroit. C'était le terrain qu'ils avaient traversé en famille dans le froid, les bras chargés de bagages. La terre était gelée, dure comme pierre, la neige s'y déposait blanche, silencieuse. Ce terrain qu'ils foulaient pour fuir, c'était celui qu'on lui avait confié pour en faire un grand jardin.
Dans la tête de Pavlo des images défilaient. Il revoyait, entendait ses deux enfants. Pavlo marchait devant et quand il s'était retourné pour les presser d'avancer, Oléna et Sasha avaient dans leurs mains, des graines qu'ils piochaient dans de petits sachets, des graines qu'ils semaient à la volée et que la neige aussitôt recouvrait.
— Papa, maman, regardez, on sème des graines pour quand on reviendra !
Irina avait souri, Pavlo n'avait rien dit. Ces graines rares, précieuses, il lui avait fallu tant d'énergie pour les trouver, pour les faire venir des quatre coins du globe. Les graines étaient fichues et le pays aussi ! Mais on ne peut pas empêcher des enfants de croire, on ne peut pas empêcher des enfants d'espérer.
Un vent de printemps s'était levé. Les abeilles, les papillons allaient de fleur en fleur, chaque plante avait raciné, chacune avait trouvé sa place et toutes se côtoyaient en harmonie sur le même espace. Pavlo se disait que l'ensemble était si naturel, si beau, il n'aurait pas mieux fait.
Avant de repartir, Pavlo s'était penché pour respirer des fleurs qu'il ne connaissait pas, quand soudain ses yeux intrigués découvrirent un petit sachet collé entre deux feuilles naissantes. Dessus, malgré les lettres presque effacées, Pavlo pouvait lire : Lobélia. C'était le nom qu'ils avaient donné à leur troisième enfant.
Lobélia avait cinq ans.
Du haut des murs en béton armé, calcinés, hachés, derrière des vitres brisées, l'œil en alerte, les oiseaux montaient la garde. Plantés tout autour de ce champ de ruines, des panneaux avec tête de mort interdisaient l'entrée.
Pavlo était un homme gaillard. Rien ne pouvait le dissuader d'entrer et surtout pas ces interdits qui encerclaient ce cimetière de débris, ce cimetière qui restait l'endroit où il était né, avait travaillé, fondé sa famille, un endroit où sa vie s'était établie.
Devant lui, en plus des écriteaux, se dressait un rempart de rouleaux de barbelés infranchissable. Mais Pavlo ne se laissait pas le choix, il allait se lancer dans cette escalade, quitte à y laisser des bouts de peau et peut-être même y briser ses os.
On lui avait dit de ne pas retourner là-bas, qu'il n'y trouverait rien, rien, pas même un brin d'herbe. Mais Pavlo, déterminé, voulait voir de ses yeux. Depuis plusieurs jours, quelque chose le hantait, quelque chose l'appelait, le poussait. Maintenant il y était et tant pis pour les morceaux de vêtement et de peau qui étaient restés accrochés dans les piques, il avait réussi à passer de l'autre côté.
De l'autre côté, les oiseaux noirs ouvraient leurs ailes, les refermaient dans un froissement sourd. Ils étaient des milliers regroupés, agglutinés sur les façades d'immeubles, sur les tours tronquées, qui hier encore s'élevaient jusqu'à gratter le ciel. Les plumages noirs, tels des manteaux taillés sur mesure pour le deuil, recouvraient cette ville fantomatique où les rues restaient tracées par des lignes et des lignes d'arbres brûlés vifs, des arbres squelettes morts debout.
Devant ce tableau lugubre, des frissons par vagues passaient sous la chemise de Pavlo, lui parcourant tout le dos, remontant le long de sa nuque pour aller jusqu'au crâne, tirer d'un coup sec la racine de ses cheveux batailleurs qui se dressaient.
Aucun cri ne sortait des becs grands ouverts, mais les yeux comme des lance-flammes auraient pu dissuader Pavlo d'avancer. Pourtant dans cette ville qui lui était devenue étrangère, Pavlo avançait. À chaque pas, son pied et son regard butaient. La plaque d'une rue gisant dans la poussière lui confirma qu'il était bien dans le quartier de son enfance, un quartier impossible à reconnaître, seules les images qui affluaient dans sa mémoire restaient intactes, mais autour de lui tout n'était qu'éboulis, désastre.
C'était le 9 mai, sous un ciel plombé. Pavlo, comme un robot, enjambait ce monde en morceaux. Il contournait les branches mortes, les carcasses de ferraille carbonisées, rouillées. Autour de lui, aucun bruit, sauf celui de ses pas et de ses battements de cœur.
Pavlo savait qu'il était tout proche maintenant, tout proche de cette maison qu'il avait été contraint d'abandonner, une maison tout confort dans un joli quartier de la ville refait à neuf, avec les écoles, les commerces à proximité. C'est à la naissance de leur premier enfant qu'ils avaient choisi avec Irina de s'installer dans ce secteur. Avant leur départ forcé, ils avaient vécu là, dix belles années. Irina était institutrice, et Pavlo, paysagiste, travaillait pour l'aménagement de sa ville. C'est à lui qu'on avait confié le projet de création d'un grand jardin botanique, un projet qui l'avait enchanté et sur lequel il avait planché plusieurs mois ; mais au moment de la mise en place, le chaos sur le pays avait tout anéanti.
Dans ce lieu de désolation, plus rien ne pourrait pousser, pas même un brin d'herbe. D'un revers de la main, Pavlo s'essuyait les yeux. Sa famille avait raison, qu'espérait-il trouver ?
Une décharge de cris, tout à coup, vint percer le silence, balayant ses pensées. Les oiseaux noirs s'étaient emparés du ciel et un nuage d'ailes sombres tournoyait, descendait, prêt à fondre sur Pavlo.
Courir, il fallait courir, fuir, se mettre à l'abri. Tout recommençait. Et Pavlo courait, courait, les mains sur les oreilles, son nez et sa bouche fermés s'interdisant de respirer.
Combien de temps avait-il couru ainsi ? Ses jambes l'avaient lâché et Pavlo était sur le sol, couché sur le ventre, le nez dans la terre, un brin d'herbe lui chatouillait les narines.
Était-ce un rêve ? Était-il arrivé au paradis ? Ce que ses mains touchaient, ce que son nez sentait, ce que ses yeux voyaient, ce que ses oreilles entendaient, tout ça était bien réel. Une herbe verte, grasse, fourmillante, bourdonnante d'insectes, une herbe au parfum entêtant montait par-dessus son corps. C'était une herbe forte, frémissante. Pavlo la tenait à pleines poignées, il frémissait avec elle, respirait fort, respirait encore et encore. Une tonne de senteurs était entrée dans ses poumons, les avait envahis. Un flot de verdure s'était infiltré dans tous les canaux de ses veines et ça coulait, ça coulait. Tout le corps débordait. Pavlo aurait voulu rester là, des heures et des heures, étendu sur ce lit de sève à faire et à refaire le plein de vie.
Quand il pensa enfin à se relever et qu'il remonta son corps tout étourdi sur ses deux jambes, il crut qu'il allait retomber.
Devant lui, tout n'était qu'explosion de couleurs, qu'éclatement de boutons, de bourgeons, c'était un éventail de corolles, une éclosion de graminées, une poussée de plantes vivaces venues du monde entier. Ce monde en fleurs faisait vibrer le sol et Pavlo vibrait de la tête aux pieds.
Le nuage d'oiseaux noirs s'était envolé. Le bleu était revenu dans le ciel et la lumière jaune du soleil s'y mêlait. Le drapeau de la patrie flottait au-dessus d'une colline de ruines jonchée de tiges, de feuilles, de pétales. De cette colline en survie, de l'eau ruisselait, emplissait les trous que les hommes avaient faits dans la terre de ce pays, une terre bombardée, trouée jour et nuit sans répit.
Des oiseaux de partout venaient boire, se baigner à l'eau de ces trous et Pavlo béatement, admirait ce ballet de plumes multicolores, il écoutait le concert de la langue des chants, les mélodies si différentes étaient un enchantement.
La nature n'a rien à apprendre de l'homme, la nature connait sa résistance, sa capacité à s'adapter, elle sait ce qu'elle doit faire. Pavlo l'avait compris au moment où il avait reconnu cet endroit. C'était le terrain qu'ils avaient traversé en famille dans le froid, les bras chargés de bagages. La terre était gelée, dure comme pierre, la neige s'y déposait blanche, silencieuse. Ce terrain qu'ils foulaient pour fuir, c'était celui qu'on lui avait confié pour en faire un grand jardin.
Dans la tête de Pavlo des images défilaient. Il revoyait, entendait ses deux enfants. Pavlo marchait devant et quand il s'était retourné pour les presser d'avancer, Oléna et Sasha avaient dans leurs mains, des graines qu'ils piochaient dans de petits sachets, des graines qu'ils semaient à la volée et que la neige aussitôt recouvrait.
— Papa, maman, regardez, on sème des graines pour quand on reviendra !
Irina avait souri, Pavlo n'avait rien dit. Ces graines rares, précieuses, il lui avait fallu tant d'énergie pour les trouver, pour les faire venir des quatre coins du globe. Les graines étaient fichues et le pays aussi ! Mais on ne peut pas empêcher des enfants de croire, on ne peut pas empêcher des enfants d'espérer.
Un vent de printemps s'était levé. Les abeilles, les papillons allaient de fleur en fleur, chaque plante avait raciné, chacune avait trouvé sa place et toutes se côtoyaient en harmonie sur le même espace. Pavlo se disait que l'ensemble était si naturel, si beau, il n'aurait pas mieux fait.
Avant de repartir, Pavlo s'était penché pour respirer des fleurs qu'il ne connaissait pas, quand soudain ses yeux intrigués découvrirent un petit sachet collé entre deux feuilles naissantes. Dessus, malgré les lettres presque effacées, Pavlo pouvait lire : Lobélia. C'était le nom qu'ils avaient donné à leur troisième enfant.
Lobélia avait cinq ans.
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Pourquoi on a aimé ?
Même au cœur du chaos et de la destruction la nature reprend ses droits, un jour. C’est une belle idée qui est véhiculée par ce texte en deux
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Pourquoi on a aimé ?
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