Toute histoire commence un jour, quelque part. Pourtant, plus le temps passe, plus son origine s’efface. Qui sommes-nous ? D’où venons-nous ? Les récits se juxtaposent et s’entremêlent jusqu’à devenir des légendes lointaines, des fictions teintées parfois d’une réalité déconcertante.
Cossi est un jeune pêcheur de Grand-Popo, une ville côtière du Bénin à la frontière togolaise. Comme la majorité des habitants, il a construit sa cabane en feuilles de palmier face à la mer. Entourée d’une haie, sa petite parcelle est à deux pas de la maison familiale. Il s’y est installé il y a peu, après sa rencontre avec Merveille qui porte aujourd’hui son enfant. La ville est un petit coin de paradis, loin de la densité et de la pollution de Cotonou. Longeant l’Océan Atlantique, Grand-Popo est parsemée de cocotiers qui lui donneraient presque une allure de station balnéaire. Comme dans tout le pays, les disparités sont visibles : de grandes maisons, souvent vides, côtoient les petites constructions en feuilles de palmier des habitants. À part quelques hôtels qui sortent de terre pour répondre à la demande croissante des touristes, le calme et la sérénité règnent. Quelques zemidjans, les taxi-motos, zigzaguent sur la voix pavée et dans les vons à la recherche de clients. Mais les klaxons incessants de la grande ville ne se font que très peu remarquer ici. Cossi a toujours vécu à Grand-Popo. Le plus loin où il soit allé c’est Ouidah, pour la fête du Vodun. Son père lui a dit il y a deux ans : « demain, c’est le jour de nos Dieux, prends la route avec ton oncle et deux poulets que j’ai acheté au voisin. Fais attention à eux, tu les donneras en sacrifice pour que les Dieux nous envoient des poissons sur la côte. »
Depuis son plus jeune âge, Cossi accompagne son père et son oncle à la pêche tous les matins. La pêche est son seul revenu, c’est la tradition familiale. Tout au long de la Route des Pêches qui relie Cotonou à Grand-Popo, les groupes de pêcheurs lancent leur filet dans l’Océan à la recherche des plus beaux poissons. Après quelques heures accroché à un cocotier, le filet est tiré à bout de bras et extrait de la mer mouvementée. Quand Cossi était petit, il regardait ce spectacle avec admiration. Parfois, il s’accrochait au filet mais se faisait soulever en même temps que la longe tirée par des dizaines de pêcheurs. À cette époque, la récolte était toujours abondante et pouvait nourrir le village entier. Mais les années passant, les poissons se sont faits plus rares. Autrefois foisonnants, les filets sont aujourd’hui presque trop grands. Parfois, ils sont même remplis de sachets et bouteilles qui envahissent la mer plutôt que de poissons. Cossi s’en inquiète de plus en plus. Aujourd’hui, il tire avec les pêcheurs sur le filet, et c’est lui qui doit nourrir sa famille. Alors il pense à sa femme, à son futur enfant et à l’avenir qu’il pourra leur offrir dans ces conditions.
Un matin, alors qu’il se rend auprès du cocotier qui lui sert d’ancre, Cossi croisa le chef de quartier. Considéré par certains comme un vieux fou, il est le plus âgé des Popo. S’appuyant sur sa canne et luttant contre les méandres formés par le sable, le chef de quartier se déplaçait encore régulièrement dans la ville. Le respect dû aux anciens est encore très fort à Grand-Popo, Cossi courba donc le dos pour saluer son aïeul. Toute la sagesse du monde semblait émaner de ce petit homme clopinant. Il dit à Cossi : « Mon garçon, connais-tu l’histoire des Popo ? » Le jeune homme le regarda sans un mot. Depuis toutes ces années, le responsable ne lui avait jamais parlé, il ne s’adressait qu’aux chefs de famille. Mais aujourd’hui, Cossi en était un, il était temps de le considérer ainsi. Après quelques minutes de silence rythmées par le bruit des vagues, Cossi se décida enfin. Il ne s’était jamais posé la question... Il était Popo comme toute sa famille, comme tout son entourage, mais qu’est-ce que cela représentait ?
Il voulait en savoir plus. Après tout, il serait bientôt père, il devait être en mesure de raconter son histoire à ce qu’il espérait être un fils. Le chef de quartier lui donna rendez-vous le soir-même dans sa maison. C’était un grand honneur d’être invité par l’homme qui dirigeait le quartier. Aucune décision ne pouvait être prise sans son accord : mariage, construction, déménagement, voire divorce pour les plus téméraires, tout devait être discuté avec lui en amont. Chaque habitant devait prendre rendez-vous avec le chef de quartier, lui exposer ses doléances et tenter de le convaincre du bien-fondé de sa demande. Toute décision prise sans sa permission pouvait avoir de graves conséquences : le Vodun est très présent dans cette partie du pays et les familles n’hésitent pas à l’utiliser pour résoudre leurs problèmes. Une rencontre initiée par le chef de quartier lui-même était particulièrement exceptionnelle. Cossi alla s’enquérir rapidement de l’avis de son père qui ne put cacher sa fierté devant un tel honneur accordé à son fils. Il lui rappela de faire preuve d’une extrême politesse.
Le soir venu, Cossi se rendit à son rendez-vous. Le chef de quartier habitait au centre du village, dans une maison en briques, l’une des seules aux alentours. Sa femme était décédée il y a plusieurs années en couche, et il n’avait eu que des filles. Chacune habitait chez son mari, elles ne lui rendaient visite que le week-end. Ses yeux étaient fatigués et son corps le lâchait doucement. Ainsi, la meilleure amie de sa plus grande fille l’aidait-elle à organiser les rencontres avec les habitants et à s’occuper de sa maison. Au Bénin, les chefs de quartier sont des administrateurs. Au-delà des décisions politiques et sociales, ils fournissent les attestations de résidence et certains autres documents étatiques. Leur maison est comme une petite succursale de la Mairie. Lorsque Cossi arriva, il entra délicatement dans la demeure. Les mots de son père lui restaient en tête, et la peur de le décevoir vint à le paralyser. Alors qu’il avançait, l’odeur du poisson braisé et de la pâte de maïs qui chauffait éveilla ses sens et rendit le lieu plus familier. Il se sentit enfin en confiance. Le chef de quartier le salua et l’invita à s’assoir. Son adjointe servit à Cossi un verre d’eau, qu’il s’empressa de verser sur le sol. C’était la coutume, il fallait rendre hommage aux ancêtres avant de boire soi-même. Le jeune homme voulut entamer la conversation, mais le chef de quartier ne lui laissa pas le temps. Il commença :
« Avant, Grand-Popo était une ville dominante du Dahomey. C’était un port commercial, les portugais venaient nous acheter de l’huile de palme. La ville participait aussi à la traite des esclaves, et plusieurs négriers s’étaient installés ici pour aider à l’envoi de nos frères depuis Ouidah. Même si nous le regrettons aujourd’hui, nous étions une grande puissance économique. Lorsque les français sont arrivés dans notre Royaume, Béhanzin a essayé de les repousser, mais il n’y est pas parvenu, et ils ont pris nos terres. Ils ont décidé que Cotonou serait le nouveau carrefour commercial. Ils y ont installé le plus grand wharf de la région avec le port. Mais là-bas, personne ne maîtrisait Mamie Wata, l’Océan. Les habitants avaient peur, ils ne savaient pas nager. Alors le commerce ne marchait pas. Les français sont revenus nous voir. La ville de Grand-Popo avait été désertée par les administrateurs et c’était devenu une cité fantôme. Nos ancêtres n’avaient plus d’argent. Les colons leur ont demandé de venir s’occuper du chargement et du déchargement des bateaux. Tu sais, à l’époque, nous faisions nos incantations et la mer ne pouvait pas nous toucher. Aucun d’entre nous ne pouvait mourir dans l’Océan, nous étions protégés. Alors les hommes ont accepté. Ils faisaient des aller-retours entre Cotonou et Grand-Popo, alors que 80 kilomètres les séparent. Cela les fatiguait, et ça n’arrangeait pas les affaires des français. Ils ont donc créé un quartier juste à côté du port, pour que les Popo s’y installent. Le quartier s’appelle Placodji. Les Xwla, c’est l’autre nom des Popo. Notre communauté a été divisée en deux, une partie est restée à Grand Popo, et l’autre a refait sa vie dans la capitale économique. De temps en temps, certains Popo de Placodji reviennent chez nous pour la fête de Nonvitcha. Même si maintenant, tout le monde veut y participer, au départ, c’était une fête qui permettait de rassembler les Xwla. »
Cossi buvait les paroles du chef de quartier. Sa ville, si calme, sa communauté, si petite, ils avaient une histoire importante dans le pays. Mais pourquoi lui raconter tout ça, à lui ? Son regard se perdait dans l’immensité de ses pensées. Le chef de quartier comprit rapidement que Cossi ne savait pas quoi faire de cette histoire. Il ajouta : « Je sais que tu es inquiet pour l’avenir de ta famille. La pêche est moins bonne qu’avant, les déchets remplacent notre nourriture et les grands bateaux attrapent tous nos poissons. En ville, tu auras peut-être une autre chance. Là-bas, ils ont du travail. Rends-toi à Placodji, tu y seras accueilli comme un membre de la famille. L’histoire des Popo a commencé au même endroit, au même moment. Il est temps que nos destins séparés se rejoignent à nouveau. »
En marchant sur la plage pour rentrer chez lui, Cossi réfléchit à ce que venait de lui dire le chef de quartier. Il s’arrêta un instant et fixa l’horizon. Les étoiles semblaient lui indiquer la voie. Il en était sûr, il devait se rendre à Cotonou : il y trouverait un travail qui lui permettrait de subvenir au besoin de sa famille. Arrivé auprès de Merveille, il lui fit part de ses projets et lui promit de revenir la chercher, avec leur enfant. Il prépara un cabas et prit la route le lendemain à la première heure. Il croisa rapidement un taxi dans lequel s’entassait déjà 8 personnes. Quelques minutes de négociation suffirent à lui faire une place. Sur la route, certains passagers descendaient, tandis que d’autres les remplaçaient. Le taxi doublait les camions chargés qui venaient du Togo mais tombait en panne quelques minutes après. La voiture était un amoncellement de rafistolages et supportait mal les accélérations brusques.
Après plusieurs heures de périple, Cossi arriva à Cotonou. Lui qui n’avait jamais vu la capitale économique fut impressionné : les bâtiments, les voitures, les routes. Tout était différent de Grand-Popo, plus grand, plus dense, plus urbain. La frénésie dans laquelle il venait d’arriver lui fit douter de son choix. Était-il fait pour cette ville saturée, lui qui n’avait connu que le calme de sa maison ? Il trouva un zem qui le conduisit à Placodji, il espérait y trouver un accueil à la hauteur de ses origines. En arrivant, il demanda à rencontrer le chef de quartier, à qui il souhaitait pouvoir se présenter. L’homme était grand et doux. Il était particulièrement apprécié des habitants qui le considéraient comme un père. Bienveillant, il accueillit Cossi et écouta son récit. Il connaissait bien le chef de quartier qui l’avait envoyé. Ils s’étaient rencontrés à plusieurs reprises, avant que sa femme ne décède et qu’il ne se renferme. Il fit faire le tour du quartier à Cossi. Ce dernier se rendit rapidement compte que la vie n’y était pas plus facile qu’à Grand-Popo. Les maisons s’entassaient dans des vons labyrinthiques, et peu d’entre elles semblaient plus confortables. À Cotonou, Placodji est considéré comme un bidonville, un quartier pauvre. La pêche y est difficile à cause du port tout proche. Le port n’emploie plus aucun Popo et le trafic d’essence venu du Nigéria par la mer rythme les nuits des habitants du quartier. C’est un des seuls moyens pour eux de gagner de l’argent.
Cossi tomba de haut. Hier soir, son cœur était rempli d’espoir. La richesse semblait l’attendre dans cette grande ville. Aujourd’hui, il voit ses frères entassés dans un quartier insalubre et délaissés par le gouvernement. Le chef de quartier de Placodji lui expliqua l’histoire de son quartier : une fois que l’économie du port s’était développée, les autorités de la ville n’ont plus eu besoin des Popo. Leur quartier a été laissé à l’abandon, et la population marginalisée. Depuis des décennies, les infrastructures de santé et d’éducation y sont inexistantes. Mais les choses évoluent : le quartier est devenu un objet de convoitise. L’extension du port est un grand projet porté par le Président, qui entend bien utiliser la place occupée par les habitants pour le réaliser. L’avenir du quartier semble encore difficile à déterminer, surtout après des premières destructions d’habitations ces derniers temps.
Les yeux rougis, Cossi regardait autour de lui. Toutes ces personnes étaient sa famille, sa communauté. Durant les quelques heures passées à leurs côtés, la chaleur de leur accueil l’avait submergé. Il était considéré comme un fils, un Popo. Mais lui qui les avait rejoints espérant y trouver un avenir, se retrouvait face à une réalité qui le laissait impuissant. Le jeune homme décida de rester dormir à Placodji, il fut logé par la sœur du chef de quartier et ne ferma pas l’œil de la nuit.
Exténué, il reprit la route pour Grand-Popo le lendemain après avoir remercié les familles du quartier. Il leur promit de revenir régulièrement, et eux acceptèrent de participer à Nonvitcha. La route du retour lui parut plus courte, mais peut-être était-ce parce-qu’il savait, cette fois, ce qu’il trouverait à son arrivée.
En entendant une voiture près de chez elle, Merveille sortit de la maison. Elle ne s’attendait pas à retrouver son mari si tôt. Cossi la rejoint et l’embrassa sur le front tout en caressant son ventre rond. Aujourd’hui, il n’est plus inquiet pour sa famille, mais pour sa communauté. La réalité de la ville a mis fin à ses espoirs de grandeur. L’image utopique qu’il s’était construit, les mots de son chef de quartier, tout semblait n’être qu’une carte postale à laquelle seuls les conteurs de rêve participaient. Le jeune homme reprit le cours de sa vie, accepta que le poisson se fit plus rare, mais se promit de ne plus poursuivre un imaginaire inatteignable. Les visages des habitants de Placodji lui restaient gravés en tête et il ne cessait de penser à leur avenir. Il devait agir. Le destin des Popo avait été divisé une fois, mais ne le serait pas une deuxième fois. Si la ville les rejetait, Grand-Popo les accueillerait.