Les Soldanelles

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Le récit des Soldanelles est beau, troublant, et terrible. C’est avec beaucoup de douceur et de pudeur que l’histoire d’amour est contée 

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"Les mots qui vont surgir savent de nous des choses que nous ignorons d'eux" - René Char (Chants de la Balandrane)

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Il était né dans ce pays d'avalanches, d'éboulis et de gorges où les chemins, ensevelis sous un linceul, demeurent impraticables une partie de l'année. Dans ce pays où, au printemps, la fonte des glaces fait chanter les eaux vives des torrents.
En héritage de son grand-père Charvaz, le colporteur, il avait reçu les Ardoisières, une vaste maison austère, délabrée. Il y faisait le négoce de vannerie, meubles de bergers, vaisselle en bois, de crochets pour suspendre les jambons, de graines et plantes médicinales. On le disait un peu herboriste, guérisseur, un peu brocanteur, artiste.
On le disait aussi l'ami des enfants. Au village, les mômes sautillaient toujours autour de lui. Pas dupe, il devinait la suite : « Marco, s'il te plaît, fais-nous un bonhomme de neige. » Ses créations d'art éphémère connaissaient la célébrité bien au-delà des hautes vallées. Il savait mieux que quiconque tasser la poudreuse, la sculpter. Pour les finitions, ses idées foisonnaient.
C'est à la saison de l'éclosion des soldanelles qu'il fit la connaissance d'Ingvild. Elle lui acheta un bouquet de ces petites fleurs aux clochettes penchées finement effrangées, de couleur violette, que l'on cueille au bord des plaques ruisselantes de neige. D'emblée, il tomba sous le charme de cette mystérieuse jeune femme au délicieux parfum d'ailleurs.
Ingvild ? Elle s'était entichée des Ressachaux, le vieux chalet accroché à flanc de montagne. Elle le rénovait, l'enjolivait, l'égayait, lui redonnait vie. Avec la ferme intention, déclarait-elle dans un mauvais français irrésistible, de lui conserver son âme d'antan.  

Ainsi commença leur histoire.

Au solstice d'hiver, le mari d'Ingvild, violoniste de renom, séjournait à Bergen. C'est alors que le rempailleur de chaises suggéra à l'étrangère de demander conseil, pour la décoration du chalet, à Marco Charvaz. « Ce garçon, madame, sait tout faire. Dites-lui que vous venez de ma part. »
En dépit d'une violente tempête de neige et d'une température sibérienne, Marco ne se fit guère prier pour monter aux Ressachaux. Là-haut, un poêle à bois d'autrefois, poussif, ainsi qu'un feu de cheminée dont il s'empressa de revigorer les flammes, apportaient le minimum de chaleur. Lumière ambrée et moelleux coussins ocrés incitaient peu au négoce. D'autant que « La Chanson de Solveig », d'Edvard Grieg, rendait l'ambiance encore plus intimiste. Plus troublante.
« Aimez-vous, Marco, cette mélodie d'amour ? »
Il aimait tout. Absolument tout. Il écouta Ingvild raconter la chute et la rédemption de Peer Gynt, personnage du théâtre d'Ibsen puisé dans l'imaginaire des traditions et contes populaires norvégiens. Il écouta Ingvild décrire les fjords sertis dans la montagne, les forêts de silence, les aurores boréales, le soleil de minuit, les plateaux d'altitude, les troupeaux de rennes... Puis, il ôta le semainier argenté d'Ingvild. Effleura ses cheveux. Apprivoisa ses lèvres. Caressa ses seins. Et, à l'image du vent faisant frémir les épicéas, fit vibrer le corps de son amante des neiges. 

Le surlendemain, elle disparut.

* * *

Quand tinta la clarine des Ardoisières, Marco Charvaz rafistolait des boîtes à sel anciennes.   Ingvild ? Était-ce elle ? Ingvild, emmitouflée jusqu'au nez, tenait par la main une ravissante petite fille pareillement emmitouflée.   
— Voici Solveig... Voici Marco...
Ce dernier fut touché de reconnaître, sur le visage de l'enfant, les traits de la femme qui, en dépit de bien des pages tournées d'éphémérides, ne quittait pas ses pensées.
— Mon mari, dit-elle, procède aux Ressachaux à un enregistrement. Puis-je vous confier ma fille durant ce temps ?
— À moi ?
— Eh bien... Ingvild hésita, se reprit : vous savez, Marco, je connais peu de monde dans la vallée et j'ai pensé...
— À quoi avez-vous pensé ?
— J'ai pensé que votre caverne d'Ali Baba et vos poudres de perlimpinpin l'amuseraient. Mais si cela vous ennuie, je vais confier Solveig à la sœur de l'aiguiseur de scies qui, dit-on, garde des enfants.
— Non, non, Ingvild... La petite sera davantage en sécurité ici.

La complicité entre l'homme et l'enfant fut spontanée. Il l'appela « Ma petite chérie ». Il l'appela « Mon p'tit bonheur ». Il interpréta pour elle, sur son harmonica, la ballade de Félix Leclerc : « J'ai pris mon p'tit bonheur, l'ai mis sous mes haillons... ».
— Tu sais Marco, déclara l'enfant, je préfère ton harmonica au stradivarius de Papa.
Une autre fois, elle dit :
— Les cheveux de Papa sont comme les neiges éternelles. Les tiens, Marco, ressemblent aux blés d'or.
La petite s'intéressait à tout : au portrait inquiétant, trônant au-dessus de l'âtre, du grand-père Charvaz, à son métier de colporteur. Les herbiers la fascinaient.
— Je te promets, mon p'tit bonheur, que les prochaines soldanelles qui surgiront de la glace seront pour toi.
Il voulut l'émerveiller.
Il faisait si froid ce jour-là... Il prépara du chocolat chaud avec du miel de sapin, grilla du pain, installa l'enfant derrière une fenêtre, lui recommanda de ne pas bouger. Et surtout, comme au cinéma, de bien regarder. Il allait créer pour elle, juste pour elle, le bonhomme le plus extraordinaire de l'univers.
La poudreuse s'avérant peu malléable, il retroussa ses manches, utilisa la grande pelle. Il n'entendit pas venir Solveig. Le tranchant de l'outil heurta l'ovale si fin, si fragile, de son visage. Un mince filet de sang coula.
L'enfant s'écroula.
Il posa sur la plaie des cataplasmes de prêle des champs, des compresses de gaillet, concocta une tisane de bourse-à-pasteur. Il prit sa petite chérie dans ses bras, la berça, massa, l'embrassa. Que pouvait-il faire pour la réanimer ? Que pouvait-il donc faire pour la réchauffer ?
Il devint fou.
Complètement fou... Il poursuivit sa tâche... Il roula, roula, roula, très doucement mais sans fin, la petite défunte dans la poudreuse. Jusqu'à ce qu'elle prenne l'apparence d'un bonhomme de neige. Pour finir, petite Solveig eut en guise de nez une carotte, pour les yeux des boutons violets, pour la bouche un bout de tuyau corail. Il la coiffa de son bonnet, lui enroula son écharpe autour du cou. À l'emplacement du cœur, il déposa délicatement un bouquet de soldanelles séchées. 
La nuit n'allait pas tarder à tomber sur l'immensité glacée.

Quand Ingvild arriva pour récupérer sa raison de vivre, elle pressentit immédiatement qu'il s'était passé quelque chose de dramatique. L'attitude de Marco, les bras ballants devant son œuvre éphémère, ne laissa subsister aucun doute.
— Solveig n'est pas là ? demanda-t-elle en tremblant.
— La petite est partie... partie... partie... 
Il ajouta :
— Je prendrai mes responsabilités et monterai aux Ressachaux exposer le déroulement des faits à son père.
— Son père ? Son père, Marco... mais c'est vous.
À l'unisson, ils hurlèrent à la mort. 

* * *

Voilà bien des mortes saisons que la maison des Ardoisières semble à l'abandon. Marco Charvaz, le petit-fils du colporteur, ne cesse, entre les sombres murs d'un pénitencier, de clamer sa culpabilité.
Ingvild, l'amante des neiges au cœur en jachère, erre entre les multiples îles et fjords du cercle polaire arctique. Les aurores boréales constituant, selon elle, une passerelle avec l'au-delà, elle communique avec les lumières aux reflets de soldanelles se déployant dans le ciel.
Le rempailleur de chaises prétend que certains soirs, là-haut dans la montagne, retentit l'écho de « La Chanson de Solveig ».

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