Les panicauts

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L'autocar n'allait pas tarder à démarrer. 

Mon père aidait le chauffeur à caser le matériel, les toiles de tentes, les vivres et les sacs à dos sur le toit, équipé pour le transport des bagages. Certains parents agitaient déjà leur mouchoir blanc.
Nous savourions le moment, empreint à la fois d'émotion et d'excitation. Nous partions camper dans l'Isère, ce qui, pour nous qui n'avions jamais quitté les bords de la Vilaine, n'était pas une mince affaire. Et puis, le professeur de géographie avait dit :
— L'Isère est un magnifique département !

Nous allions vivre au contact de la nature, dans un camp de guides, et appliquer les règles du scoutisme préconisées par Robert Baden-Powell, à savoir le dépassement de soi, la débrouillardise, l'observation.

***

Nous installâmes notre campement du côté de la Charmette, au milieu d'un merveilleux paysage pastoral. Ici, tintaient les clarines. Là, les eaux vives d'un torrent descendaient joyeusement de la montagne. Plus loin, un paysan fauchait le foin. Plus loin encore, un berger et son chien gambadaient au milieu d'un troupeau de moutons. Quel panorama époustouflant !

Ivres d'air pur, nous marchions en chantant sur des sentiers escarpés, buvions l'eau des fontaines, faisions cuire des pommes de terre sous la cendre, découvrions la gentiane ou les mélèzes, guettions la marmotte ou le chamois, rêvions sous les étoiles autour d'un feu de bois. 

L'après-midi, un temps libre nous était octroyé. Il nous était suggéré d'en profiter pour peaufiner les traits et points de notre écriture morse, écouter le murmure du vent dans les épicéas, réviser la manière de réaliser les nœuds marins ou d'escalade. Dès le premier temps libre, Marie-Madeleine Angot me fit une proposition : 
— Tu viens cueillir des panicauts ? 

Marie-Madeleine ressemblait à une sauvageonne ayant poussé un peu trop vite... Avait-elle un an ou deux de plus que moi ? Elle en avait en tout cas l'apparence. Des pommes de reinette pointaient sous son chemisier clair. Sa jupe semblait plus longue que nécessaire et, pour se protéger du soleil, elle avait une façon irrésistible d'attacher son foulard scout sur sa tête. Je la trouvais bien jolie... Une quincaillerie, achalandée d'un sifflet, d'une gourde, d'un canif, était accrochée à son ceinturon. Nous faisions partie de l'équipe des Pumas. « Pumas, à l'affût ! », telle était notre devise. Assurément, nous étions à l'affût. 

Ensemble, nous cueillîmes des marguerites à fleurs jaunes.
— De l'arnica, m'apprit-elle.
Comment pouvait-elle le savoir ? Il y en avait si peu sur les quais de Rennes ! Mais elle n'ignorait rien, ou presque, de la faune et de la flore du massif de la Chartreuse.
Pourquoi recherchait-elle ma compagnie ? En quoi une gamine de mon espèce, aux genoux écorchés, au visage de poulbot, au pull arborant trois badges – marmiton, coureur, cycliste –, pouvait-elle l'intéresser ? Et pourtant... Dès qu'elle me voyait, ses yeux de diablesse brillaient.

À l'heure du goûter, constitué d'une large et délicieuse tartine de pain de campagne et de Saint-Marcellin au goût de noisette, nous réintégrions notre base. Une cheftaine s'empressait de nous demander ce que nous avions observé. Bouquet de marguerites jaunes à l'appui, je racontais... Pour ne pas changer, Marie-Madeleine me regardait et riait.

Chaque temps libre, elle réitérait son invitation :
— Tu viens cueillir des panicauts ?

Nous gambadâmes sur les tapis floraux de l'alpage, fîmes des ricochets dans le torrent avec des petits galets blancs. Nous nous amusions de tout et de rien, d'un apollon suivant sa course folle, de la brume rendant soudainement le paysage imprécis, d'un pipit que nous tentions en vain d'apprivoiser... Sur un pipeau de notre fabrication, nous interprétions, plus ou moins faussement, Le vieux chalet ou La Paimpolaise.

Et, de retour au camp, ce questionnement :
— Que t'a fait Marie-Madeleine ?

Je ne comprenais pas... Qu'était donc susceptible de me faire Marie-Madeleine ? Elle n'avait, bien au contraire, strictement rien d'inquiétant. Elle m'apprenait à attraper la truite frétillant dans le torrent. Elle m'apprenait à imiter le chant de l'alouette, à siffler comme un garçon au moyen d'une herbe tendre. Et moi ? Eh bien, je la faisais rire.  Nous éprouvions, voilà tout, de la sympathie l'une pour l'autre.

— Que t'a fait Marie-Madeleine ? 
C'était toujours la même rengaine de la cheftaine.

Quand nous réintégrâmes les bords de la Vilaine, ma citadine de maman asséna :
— Tes vêtements sentent la bouse de vache !
Il est vrai que nous avions également appris à réaliser, avec du plâtre,  des moulages d'empreintes des sabots de nos voisines montagnardes : les blondes et racées Villard-de-Lans de monsieur Jallifier, le sympathique fermier de la Charmette.

En septembre, Marie-Madeleine Angot avait quitté les guides. Sans doute avait-elle fait le tour de nos apprentissages. Je ne la revis pas.

***

Plus tard – beaucoup plus tard –, je lus Le rempart des béguines, de Françoise Mallet-Joris. L'éducation sentimentale au féminin me fascina. Et enfin – enfin –, je fis le rapprochement... Tel était donc le danger que, selon les cheftaines, j'avais encouru !

***

Un samedi, je déambulais, panier en osier au bras, dans les allées colorées du marché des Lices. Je venais de m'arrêter devant l'étal du p'tit père à casquette qui vendait des œufs frais. Un regard insistant se posa sur moi. D'emblée, je reconnus ce regard qui me troubla...  Elle possédait alors, ma sauvageonne des torrents isérois, une élégance indéfinissable. 
—  Tu as grandi ! lança-t-elle.

Nous étions quand même au cœur de l'été de nos quarante ans !
Je l'accompagnai dans une vieille rue aux pavés de guingois et aux maisons à pans de bois. Elle y occupait, sous les toits, une sorte d'atelier d'artiste.

Elle cessa de rire... Je me mis à trembler...

Et c'est ainsi que nous avons cueilli les panicauts.

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