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Irùn marchait depuis maintenant quelques minutes lorsqu'il sentit que cela recommençait. Il ralentit et regarda instinctivement autour de lui. Il ne craignait rien pourtant, comment quelqu'un aurait il pu deviner ce qui lui trottait dans la tête ? Il avait déjà entendu des choses, des anciens qui rapportaient ce que leurs parents leur avaient eux-mêmes raconté. Des cas de l'Époque. Des cas de « mal-être » comme on le nommait dans les registres de l'Agence pour la santé. Ce fléau qui avait été soi-disant totalement éradiqué, dont on taisait le nom, dont on chuchotait encore parfois les symptômes... La seule fois où il en avait entendu parler dans son entourage, c'était à propos d'une femme qui avait été détectée. Elle avait aussitôt disparu de la circulation. Qu'avaient-ils fait d'elle, à la Direction ? Il frissonna malgré la température agréable en ce mois de mai – 22 degrés, c'était la température votée pour la période. Il s'approcha d'un banc et connecta son casque à la centrale. Devant lui, au milieu du parc, une famille en pique-nique, joyeuse, heureuse.
Apaisé par les ondulations de fréquence, il bascula la tête en arrière et regarda le ciel, du moins le revêtement aux reflets bleutés installé au-delà du dôme vitré. Cela faisait une éternité que l'on se protégeait ainsi. Ses ancêtres avaient connu le vrai ciel, et les rayons de l'astre, le soleil. Ça devait être quelque chose ! Depuis la grande explosion, on avait recours à la lumière artificielle. Diffusée partout, en continu, cette lumière douce apportait sérénité et apaisement. Les ombres avaient cessé d'exister. Les vieux racontaient qu'au début, le monde entier était perplexe, perdu, car les ombres faisaient partie de leur quotidien. Elles étaient partout autour d'eux. Que certains étaient devenus fous, qu'ils imploraient le ciel de leur redonner ces éléments, les nuages, qui ombrageaient la terre. Qu'ils couraient partout en hurlant de redonner l'ombre aux arbres, à la nature. Quelle folie ! En ce temps-là, on en trouvait sous chaque objet, derrière chaque porte, chaque meuble. Irùn avait du mal à se figurer tout cela. Personne ne savait plus à quoi cela ressemblait de toute façon.
Il soupira. C'était le deuxième soupir depuis ce matin, et ce n'était pas normal. Il avait pourtant fait sa vaccination le mois dernier. Devait-il en parler à Dana ? Cela faisait quelques semaines maintenant qu'il cachait son état. Il se sentait mou, et des pensées bizarres, sombres venaient le hanter. Un sentiment qui le mettait terriblement mal à l'aise, et que même les fréquences n'arrivaient pas à espacer.
Le « Mal du siècle »... Cette maladie dont parlaient les anciens, qui touchait beaucoup de gens jusqu'à la fin de l'Époque maudite. Juste avant l'explosion. Avant la nouvelle ère. Ce mal qui rongeait les êtres petit à petit, qu'ils appelaient « dépression ». Ce mot, il avait été le rechercher dans les registres historiques, à la bibliothèque. Il avait alors relu les légendes, les histoires à dormir debout de ce temps-là. Les ombres, qui soi-disant apportaient du réconfort et protégeaient du soleil, mais qui en réalité plombaient le moral des hommes, qui les faisaient littéralement tomber dans des dépressions terribles. Les ombres qui n'existaient donc pas seulement dehors mais qui faisaient partie intégrante de leur être ! Et qui pouvaient détruire certains, jusqu'à les pousser au suicide... Les plus courageux, ceux qui avaient décidé de parler, s'en sortaient parfois. Mais ils restaient fragiles et marqués à vie par les doutes. En lisant tout cela, Irùn s'était réjoui de vivre ici et maintenant. Depuis la décision de la Direction d'allumer le monde en permanence, les problèmes d'humeur avaient été partout éradiqués. Avec un peu de pédagogie active, et un suivi rigoureux de l'Agence pour la santé, plus personne n'avait de pensées sordides. Plus de larmes, sinon de joie. C'était cela, le bonheur tant recherché à l'Époque. Ils auraient dû y penser ! Dans le dictionnaire certains mots désuets avaient été supprimés. Nostalgie, mélancolie. Tout était bien expliqué dans les écrits. La science, les médecins, l'Agence... tous avaient travaillé et fait en sorte que l'on n'ait plus qu'une facette à notre personnalité. Et pas des moindres ! Une facette toute brillante, polie de bonheur, gaillarde. Que tout le monde se devait d'entretenir. Cela faisait, bien sûr, partie des clauses. Bonne humeur, rire, projets ambitieux, optimisme, opérations fructueuses, amis, famille, convivialité... Toute la Congrégation était rayonnante de santé, de bienveillance. On était clair, on était sûr de soi. Des avis tranchés, sans nuance. « Aucune ombre au tableau ! », comme le rappelait inlassablement la Direction à travers ses messages matinaux. Une vie paisible, sans demi-teinte. Une vie remplie, sans demi-mesure, baignant dans la plénitude, la lumière. Une surexposition au bonheur.
Irùn pensa à ces sensations récentes, ces sentiments étranges. Il ressentait comme des coups discrets au cœur, au ventre, comme une corde qui se nouait, comme une tension. Il avait remarqué qu'il réfléchissait de plus en plus, qu'il se posait des questions. Jamais il n'avait pensé de la sorte ! Les réponses qu'il essayait de trouver pour se réconforter ne le contentaient plus. Il se sentait comme tiré vers le bas. Lui d'habitude si gai, si insouciant, découvrait un nouveau pan de lui-même, un côté sombre. Une facette de la personnalité qui normalement n'existait plus. Il repensa à ses lectures, à ce philosophe qui avait tenté d'expliquer l'ombre et la lumière, la perception que l'on avait du monde, de soi. L'expression « n'être plus que l'ombre de soi-même » lui revint en mémoire. Et ce verbe si affreux, « dépérir ». Le mal être, la malédiction des ombres.
En rentrant il retrouva Dana sous la lampe. Elle aimait particulièrement ces moments de détente où les fréquences étaient augmentées. C'était des sensations agréables, des ondes de bonheur en plus. Il l'observa tandis qu'elle se rhabillait. Dana était l'incarnation de la bonté, de la bienveillance, du positivisme. Ce matin particulièrement elle paraissait euphorique. Ne pas lui parler de ce qui lui arrivait le mettait dans une position inconfortable. Dana, qui le connaissait par cœur, qui devinait ses pensées d'habitude, qui anticipait ses besoins. Pour la première fois de sa vie il se sentait en faute. Quel traitre sentiment, de ressentir ces peines et de ne pas pouvoir les partager. C'était douloureux. D'un autre côté, il lui semblait que cette zone d'ombre qu'il ressentait lui donnait accès à une certaine liberté, lui donnait envie de goûter l'impossible, de poursuivre des desseins jusqu'ici inavoués. Il réalisait avec étonnement qu'il avait accès à son âme, qu'il allait partir à la recherche de lui-même. Jamais il n'avait imaginé avoir besoin un jour de trouver des réponses ! Tout ce raffut dans sa tête... Il aurait voulu revenir quelques mois en arrière, dans l'insouciance de sa vie d'avant.
Dana se pencha au-dessus de la maquilleuse et lui sourit dans la glace. Elle saisit un poinçon diffuseur de paillettes et tapota gracieusement ses paupières, illuminant aussitôt son regard.
— Tu as vu comme c'est beau, gloussa-t-telle. Je l'ai reçu tout à l'heure. Savais-tu qu'à l'Epoque on appelait cela de l'ombre à paupières ? C'est écrit sur le bon de livraison.
— Magnifique, tu es radieuse, répondit-il tendrement. Mais... tu l'as commandé à la Centrale ? Il venait de remarquer le cachet si distinctif sur l'emballage posé devant elle.
— Pas du tout, figure-toi. C'est un cadeau de la Direction !
Irùn se raidit. Trop tard. Dans un cri désespéré, il la rattrapa avant qu'elle ne touche le sol. Pas Dana, non ! Dana.... Un flash lui revint soudain : ce colloque « Rayon + » où elle l'avait traîné le mois dernier. Il revit Dana, la moue faussement boudeuse, disant à leur amie de l'Agence pour la santé qu'elle le trouvait un peu ailleurs depuis quelques temps...
Ainsi donc ils l'avaient détecté.
Irùn tourna la tête vers la porte. Les agents de la Direction étaient déjà là. Il regarda Dana étendue près de lui. Son sourire était encore sur ses lèvres... Prenant une profonde inspiration, il se releva et fit dignement les quelques pas qui le séparaient de son funeste destin. Aucune ombre au tableau... Non, bien sûr. Il ricana douloureusement. N'était-ce pas tristement ironique cette lucidité, cette conscience aiguë, cette clarté d'esprit que les gens les plus sombres avaient face à la mort ?
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Pourquoi on a aimé ?
Depuis la grande explosion, la lumière artificielle a remplacé la lumière du jour, obligeant les Hommes à vivre sans ombre, dans une sorte de
Pourquoi on a aimé ?
Depuis la grande explosion, la lumière artificielle a remplacé la lumière du jour, obligeant les Hommes à vivre sans ombre, dans une sorte de