Les mains heureuses

Nous avons tant entre nos mains... 
 
Cette phrase, Julian se la répète tous les jours. Il en a pris conscience lorsqu'il a commencé le handball, à l'âge de neuf ans. Jusqu'à récemment, les ballons et la possibilité de gagner un match étaient les seules choses qu'il pensait avoir entre ses mains, puis il a réalisé que c'était bien plus que ça. Qu'après avoir détruit la planète de nos mains, il était de notre devoir de la guérir avec ces dernières. 
Il a donc commencé à prendre des douches éclair, à éteindre l'éclairage de façon frénétique, à ne plus jamais allumer les radiateurs mais privilégier un pull. 
Seulement, tout cela ne suffit pas. Il faut faire bien plus, Julian le sait.
Alors, tous les samedis soirs, le jeune garçon programme son réveil pour l'aube, là où les autres adolescents sont prêts à faire n'importe quoi pour une grasse matinée ; il se rend ensuite dans les bois de sa campagne adorée puis se munit d'un sac et d'une paire de gants pour récolter canettes, mégots et emballages en plastique. Parfois, il entraîne sa petite sœur Mia, qui rouspète un peu mais le suit malgré tout. Il a réussi, au fil du temps, à lui communiquer son amour pour la planète et son désir de la protéger.
 
Nous sommes dimanche matin. Julian est seul pour sa récolte du jour et a rempli un sac poubelle entier de détritus dans la matinée. Machinalement, il remonte la route principale du village pour se rendre à la déchetterie. Lorsqu'il y parvient, il vide son chargement dans la benne réservée au plastique et s'apprête à rebrousser chemin quand il se rend compte de la présence d'une femme d'une cinquantaine d'années qui se dirige dans sa direction. 
— Bonjour, lui lance Julian.
— Bonjour. Désolée de te déranger, jeune homme. Si je ne m'abuse, je t'ai déjà vu au gymnase, je me trompe ?
Le garçon fronce les sourcils. Cette dame lui dit vaguement quelque chose, mais il ne saurait associer un nom à son visage. 
— Oui, je fais du hand.
— Tu ramasses souvent des déchets ?
Il lui explique sa démarche, suscitant l'intérêt de son interlocutrice :
— Je tiens d'abord à te féliciter et te remercier pour tes actions. Je me présente : Caroline Dubois, adhérente d'une association de protection de l'environnement qui consiste à réutiliser les ordures pour en faire des ballons et des maillots de handball. Si cela t'intéresse, je te donne notre adresse et tu peux venir nous déposer tes sacs qui nous seraient d'une grande aide.
Julian plisse les yeux, séduit par cette idée. Malgré le fait qu'il ne connaisse pas cette femme, il éprouve immédiatement du respect et de la sympathie pour elle. 
— Avec plaisir ! sourit-il.
— Super. Tiens, lui dit-elle en lui tendant une petite carte. Merci pour ton attention. Bonne journée, et au plaisir de te revoir !
Interloqué, le garçon la regarde s'éloigner. C'est la première fois qu'il est sollicité pour son travail.
 
Depuis ce moment, Julian a presque l'impression de voler : le sentiment de savoir qu'un certain nombre de personnes sont motivées à agir, comme lui, le pousse à redoubler d'efforts. Ce n'est plus toutes les semaines mais quasiment tous les soirs en rentrant du lycée qu'il effectue sa routine. Les sacs se remplissent vite et il les dépose presque aussitôt au siège de l'association dont les membres sont estomaqués par son efficacité. 
 
Bien vite, un projet d'une ampleur différente prend place dans l'esprit du révolté, qui est cependant convaincu de son impossibilité. Un soir, il ose en parler à sa sœur.
— Que penses-tu d'organiser une collecte avec d'autres gens, et d'élargir notre périmètre ? Tu crois que les habitants du village adhéreraient ?
— Je ne sais pas, mais ça vaut la peine d'essayer : on peut être surpris. De toute façon, on n'a rien à perdre. 
Le garçon sourit. Il sait qu'elle a raison. 
 
Le soir même, il publie une annonce numérique sur Internet avec une liste virtuelle de volontaires. Après trois jours, on n'y trouve que quatre noms. Julian sent une déception amère lui picoter la gorge. Peut-être qu'il a trop espéré, et trop vite. Bien sûr que les gens s'en moquent. Ils ne portent aucun intérêt à toutes ces actions.
Mais pourquoi ? La déception passée, une vague d'indignation l'envahit. Leur avenir en dépend également : s'ils sont égoïstes, ils pourraient au moins venir pour cette raison !
Il a encore les dents serrées lorsqu'il se rend à l'entraînement du vendredi. Céline, son entraîneuse, l'attrape par le bras alors qu'il ouvre la porte du vestiaire :
— Je serai là la semaine prochaine, pour ta collecte. Alors comme ça, notre petit demi-centre est un militant dans l'âme ?
— Moi aussi, j'y serai, déclare Antonio, un de ses coéquipiers. Et j'ai convaincu mes parents de venir. C'est vraiment super, ce que tu fais !
— Pareil pour moi, une partie de ma famille y sera. Certaines filles du club, aussi, renchérit Gabriel, le gardien de l'équipe.
Et là, un événement magique se produit : les uns après les autres, ses camarades lui promettent d'être présents et de s'investir au maximum. Julian croit nager en plein rêve. 
Après cinq jours de dépit, il sent la bulle de l'espoir gonfler à nouveau dans sa poitrine.
 
Bientôt, le jour J arrive, amenant avec lui des torrents de pluie et des bourrasques phénoménales. Certaines personnes préviennent au dernier moment qu'elles ne seront pas présentes. Une forte envie de tout annuler prend Julian, mais il se rend quand même au gymnase, le lieu du rendez-vous, en traînant les pieds. Une vingtaine de personnes sont là, souriantes et motivées sous la pluie. Cette scène réchauffe un peu le cœur du garçon. « On n'a pas besoin d'être cinquante tant que notre travail est efficace », pense-t-il.
Tous se mettent en route. C'est un tourbillon d'entrain, de blagues et de parapluies colorés. Tout le monde prend régulièrement le temps de s'arrêter pour ramasser une bouteille vide ou fouiller dans une touffe d'herbe. Au fil de la matinée, la tempête se calme un peu. Un rayon de soleil doré perce même l'épaisse couche de nuages sur les coups de midi. Le moral est au beau fixe. On installe des bâches dans une grande prairie pour s'assoir en cercle et pique-niquer. 
Il est treize heures : on s'apprête à repartir quand une bonne quinzaine de personnes font irruption. Ce sont des habitants du village, des membres du club de handball... ils sont tous équipés de gants et de sacs poubelle.
— C'est bien là, la collecte ? 
 
Enfin, après une journée de labeur, tout ce beau monde retourne au gymnase, où les attendent Caroline et quelques autres membres de l'association. 
— On est venus pour vous aider à ramener les sacs. La rumeur dit qu'une grande campagne de nettoyage a eu lieu aujourd'hui, rit-elle avec un clin d'œil pour Julian. 
Le garçon lui répond par un grand sourire chaleureux. Il est au comble du bonheur : son objectif du jour est atteint, il a l'impression d'avoir fait quelque chose de réellement utile avec tous ces gens.
Après quelques minutes d'échange vient le moment de comptabiliser leurs trouvailles.
— Quarante... quarante et un...
— Quarante-six sacs ! se réjouit Mia en brandissant le dernier au-dessus de sa tête. 
Les volontaires s'applaudissent les uns les autres et remercient tour à tour l'initiateur du projet.
— Tiens. Pour toi, lui chuchote Caroline en lui tendant un paquet, qu'il ouvre instantanément. Il s'agit d'un des ballons recyclés de l'association : on pourrait à peine croire qu'il a été réalisé à partir de déchets. Julian n'a jamais été aussi fier et satisfait qu'en cet instant : c'est la première fois qu'il voit que ses gestes, devenus un rituel quotidien, ont de l'impact.
Pour essayer son nouveau cadeau, il effectue un tir puissant en direction des buts. Lorsqu'il court le chercher au fond des filets, son regard est attiré par une nouvelle affiche au mur. Elle comprend l'image d'une forêt baignée de lumière. Un cerf semble s'y promener et deux écureuils se courent après sur le tronc d'un arbre. Tout au-dessus de l'affiche, à la cime des pins, on peut lire une phrase : « Voilà ce que nous avons entre nos mains ».
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