Les Intouchables

« Bonsoir mesdames et messieurs,
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Ce soir, c'est la finale académique de basket-ball, pour le niveau collège. Le première des deux équipes a déjà gagné trois fois cette finale et c'est qualifiée jusqu'en demi-finale de la coupe de France, lors de la dernière édition. Elle nous vient du collège du Sacré Cœur et nous lui souhaitons le même succès, que lors des précédentes saisons.
La deuxième équipe en lice s'est elle-même surnommée « les Intouchables », en référence à cette partie de la population indienne qui subit des discriminations importantes, du fait de ses origines sociales. Intrigué, notre journaliste s'est rendu dans leur collège de la Croix-Rouge, pour essayer d'en savoir plus. Il est avec Marie, qui lui a expliqué l'origine surprenante de cette équipe et ses aspirations. Nous les écoutons.
- Effectivement, je me trouve avec Marie Le Guen, chef de l'équipe des Intouchables. Peux-tu, s’il-te-plaît, nous expliquer comment toi et tes camarades avaient choisi ce nom et pourquoi ?

- En fait, c'est très simple, nous sommes les Intouchables du collège. Toute notre équipe est composée d’élèves, qui ont vécu ce moment très humiliant de ne pas être choisi, quand on est en cours de sports et qu'il faut faire des équipes pour des matchs de foot, de hand, de basket... On a toute quelque chose qui ne plaît pas aux autres et qui nous vaut des moqueries. Un jour, on en a discuté entre nous et on a décidé d'en faire un avantage.

- Peux-tu nous en dire plus ? Qu’est-ce-qui t'as valu à toi, par exemple, d’être rejetée par les autres élèves ?

- Ma taille ! Les garçons de ma classe sont convaincus que si je suis aussi grande, c'est forcément que j’avais dû redoubler à plusieurs reprises et donc que je suis un peu idiote. Du coup, ils me surnomment « l’attardée » depuis la sixième, alors que j'ai plutôt de bonnes notes et que je n'ai jamais redoublé.

- C'est tout ?

- Oui. Pour être mis à l’écart, il ne faut pas beaucoup de choses pour que les ennuis commencent.

- Que veux-tu dire par là ? Peux-tu nous donner des exemples ?

- En ce qui me concerne, il y a déjà mon surnom, qui n'est vraiment pas très plaisant. Personne dans la classe ne veut jamais travailler avec moi, que cela soit en sport ou dans une autre matière d’ailleurs, de peur que je ne plombe ses résultats, vu que je suis sensée être bête. Le pire, c'est que tout cela est parti de ma prof de sports, en sixième. Elle n'a rien trouvé de mieux de me demander mon âge, pour savoir si je pouvais jouer dans la même catégorie que les autres. Elle ne m'a pas cru quand je lui ai répondu et tout est parti de là. Les autres ont commencé à rire et ne se sont jamais arrêtés, jusqu'à cette année.

- Que s'est-il passé cette année pour que le regard des autres change ?

- Avec les autres filles de l’équipe, on a décidé de ne plus subir, mais de montrer qu'avec nos différences, on valait autant que les autres. On a formé cette équipe et les « inconvénients » qu’on nous prêtait sont devenus une machine de guerre sur le terrain.

- Là, il faut nous en dire plus ! Peux-tu nous présenter les membres de ton équipe et la valeur ajoutée de chacune de ses membres ?

- Il y a d’abord Lucie. Elle fait deux têtes de moins que tout le monde. Les autres la trouvent trop petite pour jouer, mais ils n'ont pas vu qu'avec sa taille, elle se faufile beaucoup plus vite et se défait plus facilement des barrages de l'équipe adverse. Il y a Nassima, qui subit des remarques sexistes, car elle est championne départementale de boxe. Pour les garçons, cela la rend étrange, car les sports de combat sont des affaires de mecs, selon eux. Ils ont juste oublié de voir qu'elle est très forte et très agile : quand elle décide d'envoyer le ballon quelque part, il y va. Il y a aussi Béatrice. Elle est sourde et cela a suffi pour qu'elle se fasse rejeter. Je peux vous garantir qu’elle sait pourtant en tirer avantage : absolument rien ne la perturbe. Sans compter qu'elle est est vraiment très observatrice et qu'elle comprend toujours très vite la stratégie adverse. Il y a enfin Eva, qui est autiste asperger. C'est sûrement elle qui prend le plus cher dans la vie de tous les jours, au collège. Les élèves la trouvent « bizarre ». Elle est juste un peu lunaire, mais qui ne l'est pas ? Dans tous les cas, elle est très intelligente et c'est elle qui met en place nos stratégies.

- Tu nous présentes aussi vos remplaçantes ?

- Elles ne sont que deux cette année, mais les candidatures se multiplient pour venir nous rejoindre. Il y a Fatou et Célina. Fatou vient d'arriver en France pour suivre son père, qui vient d'être affecté ici. Les abrutis, qui ont commencé à lui tenir des propos racistes, n'ont jamais pris le temps de lui parler. Ils ne savent même pas qu'elle a joué au niveau national, dans l’équipe espoir de son pays : autant dire qu'elle est juste excellente. Céline, elle, est jugée trop grosse selon les normes de sa classe. Elle vise pourtant très bien : je ne l'ai jamais vu rater un panier, depuis que je la connais.

- Honnêtement, je ne sais plus trop quoi te dire. D’un côté, je suis très admiratif de votre état d'esprit et de la manière dont vous savez tirer profit de vos compétences, mais de l’autre, je suis horrifié. Vos profs ne font rien pour que cela s’arrête ? Vos parents ne vont-ils pas taper du poing sur la table ?

- Il y a beaucoup de profs qui punissent ceux qui se moquent. Le problème n'est plus là, mais en dehors des cours. En ce qui me concerne, mes parents ont été voir la principale du collège, qui les a écouté et a exclu ceux qui m’insultaient. Mais rien n'a vraiment cessé ! Je reçois maintenant leurs insultes sur les réseaux sociaux et là, le collège ne peut rien y faire.

- Es-tu en train de me dire que le harcèlement scolaire est une fatalité ?

- Non, au contraire. Ce qu'on veut prouver, c'est qu’on est différent des autres, seulement quand on décide d’accepter cette étiquette. Qui peut me dire que je suis trop grande ? Qui peut me dire quand et comment a été fixée « la taille » à ne pas dépasser ? Personne ! À partir du moment où je n'ai plus considéré ma taille comme un handicap, mais comme une chance, je suis devenue bien meilleure. C'est pareil pour toutes les autres filles de l’équipe ! La première des batailles qu’on a dû toutes mener a été celle de nous accepter nous-même. Cesser de nous voir selon les critères des autres, mais selon notre propre perception a été un vrai combat pour nous toutes !

- C'est effectivement plein de bon sens, ce que tu dis là. Mais c'est loin d'être facile !

- Oser répondre à celui qui vous blesse est un vrai combat, surtout la première fois que l'on se lance ! Mais il y a quand même des choses qui pourraient être faites pour aider les élèves intouchables, que l'on trouve dans tous les collèges.

- Comme quoi, par exemple ?

- Les profs de sport ne le font pas consciemment, mais ils ont tendance à vouloir imposer une vision du sport toujours dans la compétition, sans montrer le plaisir que l'on peut prendre à jouer. Du coup, ils associent ensemble les élèves qu'ils jugent bons sportifs et laissent un peu les autres à l’écart. C'est un bon point de départ pour faire évoluer les idées reçues. Imaginez un peu que le prof de musique ne laisse chanter que ceux qui chantent juste : ça ralerait, non ?

- Effectivement !

- Ce qu'on dit, c'est que le sport doit pouvoir aider à faire cesser le harcèlement entre élèves, au lieu d'être un cours qui le renforce.

- Pas faux et vraiment intéressant comme idée. Pour en revenir à ce qui justifie notre présence ici, quel est votre état d'esprit pour ce soir ? Pensez-vous avoir une chance de gagner face à cette équipe, déjà bien rodée à la compétition ?

- C'est vrai qu'ils ont beaucoup gagné, mais nous avons un avantage sur eux : on a aucune pression et on vient pour s’amuser.

- Je te remercie pour cet entretien et pour cette dernière phrase, qui ne pouvait mieux résumer votre équipe de combattante ! ».