Les Eaux lourdes

« Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité. »

Je m'imaginais capable de tirer le soleil par les rênes et d'immobiliser la vague qui s'avançait vers moi. D'avaler le monde entier et de le digérer pour toujours. D'effleurer des lèvres ce questionnement qui nous empale sans jamais nous tuer, ce silence qui souffle sur nos joues de verre et écrit, sur la buée, que quelque chose manque et se cache sous le trottoir, sous nos pas effrénés. 

Nous étions en vacances au Bassin, comme tous les étés. Nous prenions un dernier verre sur la terrasse. Un bruit sourd cracha du feu dans l'air. On se leva : rien. Des passants figés regardaient autour d'eux comme des lapins méfiants. En levant les yeux, nous suivirent du regard la lampe torche d'un policier qui passait par-là, c'est-à-dire dans la rue la plus passante de la ville, qui éclairait un énorme éclat de pierre. L'hôtel situé en face de la résidence où mes parents prenaient leurs vacances depuis 25 ans venait de perdre une partie de sa façade, qui s'était écrasée sur le plafond du bar attenant. Le silence, si commun à la ville, même en plein été, venait d'être chiffonné et rangé dans une poche invisible pour laisser place à la plus dramatique des pièces de théâtre. Les pompiers avaient ancré un large camion dans le sol, et l'un d'eux dirigeait son échelle contre le mur du bâtiment. Armé d'une petite hache, l'homme tapa une première fois sur la corniche, laissant tomber dans ses bras un large bloc de pierre. Dès que son instrument touchait le mur, de larges fissures se creusaient en hurlant et de petits éboulements s'écoulaient contre le mur comme au ralenti avant de s'étaler sur le sol. Nous avons passé une heure et demi devant ce spectacle ; que j'ai tout de suite vu comme la métaphore la plus dramatique de mon présent d'alors. J'aimais répéter ces vacances, revenir au même endroit, retrouver la même plage, les mêmes pavés. J'avais le sentiment de retourner dans une autre maison plus ensoleillée, de retrouver un endroit qui sans cesse m'adoptait. C'était comme jouer avec le temps et le tordre pour lui donner l'apparence de son contraire. À mesure que la rue se recouvrait de pierre de taille, c'était la fissure de cette petite manigance qui s'ébahissait en soupirant : « tu ne pensais tout de même pas que ça durerait toujours ? Que les murs seraient toujours debout, le vent toujours dans le bon sens ? ». Son haleine fétide dégageait l'odeur de la terrible vérité qui dénoue le drame tout en ayant une pointe de légèreté, celle de nos yeux d'enfants qui regardaient pour la première fois à travers le trou de la serrure de la porte du salon le soir de Noël, révélant là aussi les petits secrets de nos parents : on s'en doutait, mais on étouffait le scandale, on tournait le regard en attendant que ça finisse par imploser de soi-même, mais enfin, c'était bien ce que l'on pensait. J'aurais aimé faire fondre mon cœur pour réparer les fissures qui dévoraient l'hôtel ; j'aurais aimé continuer à regarder les choses comme si elles étaient intactes, comme lorsque j'avais cinq ans ; j'aurais aimé continuer à me délecter de ce sentiment, celui que l'on ressent lorsqu'on dort en voiture et que l'on se sait arrivé à destination, que l'on garde les yeux fermés en tentant de faire croire que l'on continue de rêver, comme pour conjurer le sort. 
 
Mais la vague finit toujours en écume.

Mes parents et mes sœurs, qui déjeunaient dans la pièce d'à côté semblaient habiter les murs, qui tremblaient comme des cordes vocales contre l'écho de leurs voix. Ma joue se brûlait contre le drap blanc tâché de mes larmes, et j'étais tellement retournée que je m'étais couchée toute habillée sur le lit. Mes pensées se nouaient dans mes neurones et fusionnaient entre elle avant d'exploser simultanément ; le souffle faisant gonfler mon crâne et mes joues qui se gorgeaient de sang avant de s'aplatir. Ce phénomène était devenu ma respiration, et à la mesure qu'éclatait le rire de l'une des cigales posées sur l'arbre au dehors, ma chair et ma boîte crânienne se dispersaient sur le sol. Puis je refondais les bouts de peau et recollectait les morceaux d'os pour recommencer le processus.
J'enjambais la fenêtre sans un bruit et fuyait sur l'asphalte. J'étais donc dehors, personne n'avait rien vu, rien entendu. J'imaginais déjà la panique de mes parents, l'énervement de mes sœurs, le flegme du reste de ma famille, le désespoir de mon petit-ami. Tout ce monde pour pas grand-chose! Pour un souffle dans le silence, pour le départ inopiné d'un proche ; après tout, plein de gens meurent sans prévenir, je n'aurais fait qu'en donner l'impression. Poussée par le vent, j'avançais en me faufilant sous les panneaux et les arbustes de la ville. La peur de ma famille, les imaginer réaliser ma disparition me gorgeait de force. Après tout, l'eau qui bout finit toujours par être égouttée quelque part, me voilà reine du monde. Les rides de ma mère tordues sous la force de l'angoisse, la fermeté du visage de mon père ébranlé par l'imprévisible étaient mieux que de l'héroïne qui transperce une veine vierge. Je m'abreuvais de cette fontaine, de l'idée que l'on pouvait fuir dans l'encadrement d'une fenêtre. Que dans ce petit échantillon, pouvait se trouver le trou noir de ma liberté, où l'écho de mes appels à l'aide seraient entendus, où le mur ne pouvait plus me séparer de la réalité.

Je tentais de noyer ce rêve étrange dans l'eau fraîche et salée. 

L'éternité se grapille comme les mûres au bord d'un chemin. Elle est cette petite bulle de souvenir qui divague dans les airs jusqu'à ce qu'elle éclate comme le jus du fruit sur notre langue, sa douceur et son amertume comme des poignards de velours contre nos papilles. D'année en année, lorsque l'on passe par le même chemin,  notre expérience défie le temps : voilà le sentiment que l'on devient une machine bien rôdée ; qui peut se répéter sans que le silence n'ait quelque chose à y redire. Nos mouvements ne sont pas les mêmes, les mûres sont plus hautes, plus jeunes, le temps moins bon...Peu importe ; on répète cette même activité comme un danseur son spectacle. Mais tout ça est animé par une seule et même énergie qui en donne les aspects d'éternité, c'est-à-dire l'instabilité qui mène à une fin. Démocrite pensait que les atomes se cognant et fusionnant entre eux faisaient la réalité et le concret : c'est bien parce la mort et l'incertitude, et parce que les façades s'écroulent, que nous sommes éternels. Parce que le funambule et le bateau tanguent.

Alors que la pulsion de m'enfuir commençait à s'assoupir, ma mère est venue me caresser la joue. Alors le trou noir se vida et m'aspira dans un espace-temps où je transperçais sans cesse les murs qui me séparaient de ces instants intemporels où je dormais dans ses bras.
 
Je me leva donc pour me fondre dans les flots qui m'appelaient derrière la porte, croqua, par gourmandise, dans la mûre, et senti sous ma langue le jus acidulé du temps passé.
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