Les Capucines

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Nouvelles - Littérature Générale

J'étais en train de peindre une nervure lorsque mon mari entra dans mon atelier et m'annonça qu'il en aimait une autre et me quittait. Quiconque a déjà peint des fleurs et des feuilles sait à quel point peindre une nervure est une opération délicate qui ne peut pas être interrompue. On utilise un pinceau extrêmement fin, à peine imbibé d'un blanc crémeux, on prend sa respiration pour éviter tout tremblement et on trace la nervure en un seul trait léger qu'on espère réussi. Je terminai donc ma nervure, rinçai mon pinceau, l'essuyai soigneusement en lui imprimant une légère rotation pour que la pointe garde son acuité, le posai dans son support et levai les yeux. Mon mari bien sûr ne m'avait pas attendue. Il était parti sans bruit, refermant la porte avec douceur, comme on fait avec les grands malades. Je me laissai aller sur le dossier du fauteuil et me mis à réfléchir.

J'avais connu mon mari au cours du bal de la Saint-Patrick. Nous nous agitions l'un en face de l'autre comme on fait maintenant quand on prétend danser.
Il m'avait plu tout de suite, avec ses yeux d'un bleu sine qua non ; je n'aurais jamais pu vivre avec un regard noir. Je dus lui plaire aussi, nous avions décidé de nous revoir et, très vite, nous nous étions mariés dans un joyeux chaos. Nous étions très différents mais d'accord sur l'essentiel : les corridas, les baleines, les bébés phoques, tout ça... Et cette mystérieuse et inexplicable alchimie qui se passe entre deux êtres qu'on appelle l'amour avait fonctionné. Nos disputes étaient aussi fréquentes que nos fous rires, nos réconciliations nous laissaient étourdis de plaisir. Nous étions très heureux.
C'est sûrement au cours d'une de ces réconciliations que nous avons conçu notre fils. Nous avons connu ce miracle, ce bonheur fou d'avoir un enfant. Notre amour pour lui dépassa tous les autres, même celui que nous avions l'un pour l'autre. Et puis un jour, ce merveilleux bébé, si rieur et si tendre, glissa subitement hors de sa vie, glissa de nos mains si aimantes, nous laissant broyés par la douleur. Qu'avions-nous fait ou qu'avions-nous oublié de faire ? Rien, nous dit le médecin, ce n'était pas rare qu'un bébé cesse tout simplement de vivre.
Le bonheur se partage, pas les chagrins. Les nôtres s'ajoutaient, chacun voyait dans les yeux de l'autre son effroyable souffrance, et nous n'osions plus nous regarder. Nous avons d'ailleurs cessé de le faire, chacun cherchant comme il le pouvait son chemin hors du malheur. Mon mari n'avait pas, comme moi, connu pendant neuf mois ce sentiment unique d'être deux et pourtant de ne faire qu'un avec son bébé ; en le perdant, je m'étais perdue aussi. Lui a continué à voir ses amis, de plus en plus fréquemment, il avait besoin de compagnie constante. Moi, j'ai fui le monde et préféré la solitude.
C'est à peu près à cette époque que je me suis mise à peindre des capucines.
J'ai aménagé un atelier dans la lingerie de notre maison. Parfois mon mari entrait pour donner ou demander quelque chose, il jetait un bref regard sur mon travail et ses sourcils relevés disaient clairement : « Encore des capucines ? » Oui, encore et toujours des capucines. Rien d'autre. Peu à peu, au cours des petits trajets de mes pinceaux, l'apaisement venait.

Les capucines sont des plantes étonnantes. Leurs feuilles arrondies ont une pâle étoile un peu excentrée vers le bas d'où partent avec grâce neuf nervures très fines encore plus pâles, presque droites, formant un délicat rayonnement. Les tiges sont souples, mais les fleurs se dressent au-dessus des feuilles en une profusion de couleurs. Comment décrire les couleurs des capucines sans sombrer dans les clichés... Jaune pâle, vifs, safranés, orangés, rouges, grenat, cela ne veut rien dire si l'on ne parle pas des capucines perlées le matin, flamboyant au soleil, éclairant l'ombre, et de leur doux chatoiement à la lumière du jour finissant. Aucune autre fleur ne peut rivaliser avec une telle palette. Et quand vient l'heure de mourir, elles referment hermétiquement leurs cinq pétales fripés, en gardant la tête droite, braves petites ! Bref, j'admire les capucines.

Alors, mon mari en aimait une autre, il savait encore aimer et, je suppose, il était aimé en retour... Ça ne m'étonnait pas. Il avait toujours ses beaux yeux à l'eau limpide dans lesquels je plongeais les miens avec délices autrefois, et son sourire chaleureux qui me faisait chavirer, avant, dans une autre vie. Ses cheveux couleur de châtaigne ne s'étaient pas clairsemés. Il était intelligent, à l'écoute des autres, il n'était pas très grand – mais c'est bien connu que les hommes petits sont de meilleurs amants –, il avait suffisamment d'atouts pour séduire. Il ne m'avait pas dit qui était « l'autre ». Ce n'était pas important, il l'avait sûrement bien choisie. Peut-être la jolie rousse aux yeux verts, qui avait un petit nez impertinent et des taches de rousseur, irlandaise comme lui et qui travaillait dans le même bureau ? Elle était gaie et charmante, elle pouvait remettre de la joie dans sa vie. Ou bien la belle brune qui s'occupait des relations avec la clientèle ? Ou peut-être... Mais non, je n'allais pas chercher qui, ça n'avait pas d'intérêt, il méritait de commencer un nouveau parcours et de le réussir avec la partenaire de son choix.
Moi aussi j'aurais pu recommencer, j'étais encore possible sur le marché, mais « aimer », si je connaissais le mot, je n'en comprenais plus le sens, plus l'ivresse, le mot s'était vidé, j'étais infirme du cœur. Alors, quelle alternative ? Lui souhaiter bonne chance ou essayer de le reconquérir ? Ne plus être le spectre qu'il croisait quelquefois dans la maison ? Réapprendre à le regarder comme l'homme que j'avais tant aimé, qui avait enchanté ma vie, lui donner à nouveau la magie de l'amour ? En serai-je seulement capable ? Ça méritait réflexion. Je fermai les yeux un long moment puis me levai : ma décision était prise.

Le lendemain matin, il n'était pas revenu. Je suis allée chez le coiffeur, ai bravé l'air surpris de la manucure – oui mademoiselle, quand on peint on se fait des taches indélébiles et je n'aime pas la pierre ponce, mais je n'en ferai plus –, puis je suis montée dans mon atelier pour ranger tout mon matériel de peinture. J'ai commencé à mettre pots et pinceaux dans un carton et, en roulant la toile sur laquelle je peignais la veille, j'ai vu qu'il ne manquait qu'une feuille au bouquet presque achevé. C'était dommage de ne pas le terminer, ce serait l'affaire de quelques minutes ; j'ai donc enfilé ma blouse et repris mes pinceaux. J'ai entendu en bas la porte s'ouvrir, mon mari entrer dans la chambre, ouvrir les placards. Il était probablement en train de faire sa valise. Puis je l'ai entendu s'approcher de la porte, cette fois il allait partir pour de bon. Qu'est-ce que j'attendais pour dévaler l'escalier, me jeter contre lui, le serrer dans mes bras, et enfin, enfin, sentir les sanglots monter dans ma gorge et trouver des larmes pour mes yeux secs... mais j'étais en train de peindre une nervure, et quiconque a déjà peint des fleurs et des feuilles...

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