L'enfant de Marie

Toute histoire commence un jour, quelque part avec chacune son épilogue, parfois heureux, parfois malheureux. Une histoire peut se terminer à l’endroit où elle a commencé tout comme elle peut se terminer loin, très loin de là où elle a vu le jour. Quant à l’histoire de Marie, c’est dans sa maison qu’elle a commencé. Une fin d’après-midi, alors qu’elle attendait ses invités pour fêter ses 18 ans ainsi que son succès au baccalauréat (car son père lui avait dit qu’elle ne commencerait à fêter son anniversaire que quand elle entrerait à l’université) l’adolescente entend éclater au loin la bombe qui mettra fin à ses rêves d’ingénieure et à sa vie de famille si paisible.
Marie est une jeune fille connue pour sa vive allure malgré son corps un peu étiré. A l’école on la reconnait toujours par ses lunettes qu’elle aime mettre pour camoufler ses petits yeux bleus qu’elle tient trait pour trait de sa mère. C’est l’unique fille d’un couple vieillissant, un homme et une femme sexagénaires qui se sont connus, il y’a plus de vingt-cinq ans, dans l’usine de textiles où ils travaillent encore. Unis et solidaires l’un envers l’autre depuis le jour où leur histoire a commencé, Tidjani et Fati associent leurs maigres salaires pour assurer la scolarité de Marie et mener une vie modeste dans le quartier Touba d’une ville mondaine où le luxe est devenu le moyen d’expression des familles qui aspirent jour après jour à vivre à l’occidental.
A travers la fenêtre Est du salon, Marie jette un regard et constate l’épais nuage de fumée qui surplombait déjà les hauts immeubles du grand quartier des riches séparé du leur par le boulevard Hafian. Dehors, la route qui mène vers le marché s’était complètement vidée de ses occupants. Seules passaient par là en ce moment, deux ambulances en direction du lieu de l’explosion. C’est par là que sa maman arrive tous les jours en rentrant du travail. Elle lui avait promis de partir de l’usine au moins une heure plus tôt que d’habitude pour ne manquer en aucun cas le « premier anniversaire » de sa fille. Son père, ne travaillant pas ce jour-là avait passé toute la journée à l’aider aux préparatifs. Depuis la cuisine il avait aussi entendu la déflagration et s’est vite précipité vers le combiné pour essayer sans succès de joindre sa femme.
- Tu as appelé Maman, lui demanda Marie ?
- La dernière fois que je l’ai eue au téléphone elle était dans le bus. Répondit-il à Marie avec un ton si pénible.
Plusieurs heures après, Marie était encore là, face à la fenêtre. Sa mère devrait être arrivée maintenant. Mais elle ne répond toujours pas au téléphone.

Le lendemain, tôt le matin, quand le téléphone de la maison sonna, Marie qui décrocha reconnut la voix de Tante Awa, la copine de sa mère. Elle appelait de son lit d’hôpital. Par sa voix pleurnichante Marie apprend que parmi les véhicules qui ont subi l’attaque de la veille il y’avait un bus de l’usine. Celui dans lequel se trouvaient les deux femmes. Mais quant à Fati, elle n’a pas survécu. Malheureusement !
Marie laissa tomber le téléphone. Quand elle se retourna pour appeler son père, il était déjà là. Stupéfait. Immobile. Sans voix. Car il avait entendu toute la conversation. Pour la première fois dans leur petite famille la mort a agi. Si ailleurs, dans la ville ou dans les autres régions de nombreuses familles ont connu le deuil dans des conditions similaires comme lors des précédents conflits entre groupes armés dans le pays, dans la famille de Marie c’est aujourd’hui que commence l’histoire de la mort.
L’une des caractéristiques de la mort c’est qu’elle a la faculté de frapper là où on s’attend le moins. Quand on s’attend le moins. Dans la petite famille de Marie on a toujours plaisanté à l’idée que ses parents vivraient jusqu’à ce que naissent ses petits enfants.
- En ce moment, quel âge auriez-vous, demandait Marie, souriante ?
- Cent moins un an, répondaient en chœur ses deux parents.
C’est justement ce à quoi pensait Marie en ce moment. Elle pleurait. Elle pleurait si tristement que ses larmes débordaient de ses yeux par deux lignes pour couler le long de chacune des ses joues. Son père, lui, était assis à même le sol sur la moquette du salon, les deux poings agrippés sur les coussins du canapé. Il pleurait aussi. Il monologuait et on entendait à peine sa voix mêlée aux sanglots d’un nouveau veuf dont la défunte femme était plus qu’une épouse. Quand Tidjani parlait de sa femme à ses amis il aimait leur dire que Fati n’est pas que sa femme. C’est aussi sa sœur parce qu’elle lui donnait toujours des conseils et également sa mère, car elle lui a toujours fait faire des bons actes et interdit les mauvais. Et quand il disait qu’elle est aussi une grand-mère pour lui, c’est pour faire allusion aux attitudes humoristiques dont elle s’est toujours servi pour maintenir dans sa famille l’équilibre entre la gaieté et l’affliction quand ils avaient des périodes pénibles comme lors des fins de mois difficiles.
- C’est elle ma vie.
Mais aujourd’hui la mort leur a joué un tour. Elle est venue dans la maison et a tout changé. Elle a réduit à seulement deux l’effectif de la famille et a agrandi l’espace de la maison. Tidjani n’aurait jamais imaginé un jour que sa femme partirait avant lui. Car s’ils aimaient souhaiter vivre jusqu’à cent moins un an, c’est parce que Fati voulaient lui redonner espoir à chaque fois qu’il essayait désespérément d’évoquer son cancer. En effet, il y’a deux ans les médecins lui ont diagnostiqué un cancer du poumon et ils lui avaient dit qu’il ne vivrait plus plus de 5ans.
Certes, une bombe qui explose en pleine capitale un week-end de fête royale n’est pas fortuite. Déjà, dans les semaines précédentes on sentait monter des tentions haineuses entre des tribus armées et le clan royal. Sans doute, cette bombe a sonné le coup d’envoi d’un conflit qui mettra terme à une décennie de trêve. Une trêve qui a plus ou moins réussi à faire oublier à la génération montante les couleurs noirâtres des colonnes des fumées qui montaient s’amasser dans le ciel pour empêcher de briller pendant des jours un soleil impuissant face aux bêtises et l’immaturité humaines, et les bruits assourdissants provoquées par les explosions quotidiennes toujours succédées de cris de pleures et des larmes de tristesse de familles innocentes.
Cette guerre que Marie n’a connue qu’à travers les manuels d’histoire des classe de second et aux films documentaires qu’elle voyait de temps en temps à la télé sur les chaînes d’informations étrangères ! Cette guerre qu’elle espérait tant bien que mal ne jamais connaître dans sa réalité vient de reprendre son compteur macabre. Le plus triste dans tout cela, c’est qu’en plus du fait que mourront par des dizaines tous les jours des hommes, des femmes, des enfants... innocents, les termes de l’accord de la trêve sont morts en même temps que sa pauvre mère. Et ce, pas à n’importe quel jour. Mais le jour de son anniversaire. Le jour où pour la première fois elle allait aligner des bougies au nombre des piges qu’elle vient fièrement de remettre dans son passé jusque là heureux et paisible. Mais voilà qu’un autre feu, plus grand et plus ardent mais infiniment plus « sombre », vient entièrement consumer sa vie, sa famille et aussi sa ville.
Il était prévisible ces derniers temps que la guerre qui éclaterait serait rude et dangereuse. C’est pour cela que Tidjani n’était pas si surpris.
Aujourd’hui quand il est allé chez Noussi, au bout du boulevard Afian il est revenu avec un panier vide car le supermarché était fermé. Depuis plus de trente ans, depuis qu’il a aménage dans ce quartier peu avant qu’il rencontre Fati et tombe amoureux d’elle, c’est la première fois que le grand magasin de Noussi est fermé à une heure pareille. 9heures du matin.
Balayant de ses regards tous les appartements le long de la rue, Tidjani constate que c’est ne pas seulement le magasin de Noussi qui est fermé. En fait tous les occupants sont absents. Boutiques, ateliers, Pharmacie... tout est clos. Quand il entend quelqu’un prononcer son nom derrière lui, il se retourne et voit Bakari, le vieux coiffeur du quartier.
- J’ai appris le décès de ta femme. J’en suis vraiment désolé. Puisse Dieu lui accorder le paradis.
- Ameen ! répondirent-ils en chœur.
- J’espère qu’elle pourra s’en remettre, votre fille. Comment se sent-elle ?
- Pas tellement bien. Imaginez que quelqu’un perde sa maman le jour de son anniversaire et l’hôpital dit que le corps ne peut pas être rendu à la famille avant une semaine. C’est vraiment dur.
- C’est vraiment très dur. Mais je te conseillerais d’amener ta fille loin de ce pays. Elle a tout l’avenir devant elle. Je ne sais pas si tu l’as constaté, toutes les familles sont parties. Les prochains jours s’annoncent très mauvais. Lui dit-il dans un ton grave et lent comme les pneus de son chariot qui roulent paresseusement au rythme de ses pas de vieillard, résigné, aux lendemains incertains.
Quand Tidjani arrive à la maison et explique à Marie la suggestion du vieux Bakari de l’amener loin de ce pays, elle pleura à chaudes larmes quand à nouveau elle évoqua le cas de sa mère.
- Et quant à maman, on en fait quoi, tu veux qu’on ne lui organise pas de funérailles ? Et moi en plus d’être orpheline, tu veux que je sois une réfugiée. Refugiée vers quel pays, papa ?
Mais après une longue discussion, Marie accepta de partir. Car elle le savait aussi, tous les quartiers sont vides de ses habitants. Chacun ayant entrepris d’amener sa famille quelque part où ils seront en sécurité. Elle savait déjà que tout leur voisinage est parti, fuyant la guerre qui a déjà commencé à faire des morts dans la région sud du royaume. Elle s’était également dit que la meilleure façon de rester peut-être en vie, son père et lui, était qu’ils partent eux aussi.
Ensuite, ils firent leurs bagages et s’apprêtèrent à bouger quand Marie vérifia une énième fois si elle n’a pas oublié de ranger son diplôme du baccalauréat dans l’unique sac à main qu’elle peut emporter. Elle va partir et laisser là ses bougies d’anniversaire et le gros gâteau que son père lui avait commandé depuis la capitale, lequel commençait déjà à pourrir dans le réfrigérateur, le courant étant coupé depuis la nuit de la veille.
Tidjani et sa fille prirent place sur sa mobylette et empruntèrent le chemin qui mène vers la frontière Nord-Ouest du pays, chemin qu’ont entrain d’emprunter les vagues de migrants qui fuient la guerre.
A la tombée de la nuit, ils arrivèrent à un campement où ils décidèrent comme tous les autres de se reposer en y passant la nuit avant d’entamer l’une des étapes importantes de ce voyage vers l’incertain.
Le lendemain, après avoir mangé une miche de pain et avaler ses médicaments, Tidjani repris son siège de pilote et ils s’enfoncèrent dans la région forestière du pays qui depuis de nombreuses années, est le bastion de groupes séparatistes, opposés au régime royal du sud.
A présent, ils roulaient sur les pistes boueuses de la grande forêt danse qui mène à la frontière quand ils furent surpris par des troncs d’arbres qui jonchaient la route : la marque de fabrique des Bombhé, connu surtout pour ses ravissements.
Tout d’un coup, sortirent des bois des hommes qui leur pointaient leurs armes. Ces derniers étaient amassés autour d’un homme quinquagénaire qui, lui, était assis sur un cheval blanc.
Sans même leur poser des questions, ils ordonnèrent Tidjani et sa fille de les suivre. Ils s’enfoncèrent dans la brousse, les yeux des otages bandés. Sous ses pieds, Marie sentait craquer les feuilles mortes tombées des bois comme si elles se plaignaient d’une intrusion dans leur vie si calme. Mais c’est qui lui faisait le plus ressentir cette brousse qu’elle n’a jamais connue, c’est la rosée posée sur les arbustes qui humectait son pardessus le long de l’étroite allée qu’ils ont entamé depuis maintenant 1 heure environ.
Des semaines passèrent, Tidjani et sa famille commençaient maintenant à s’habituer aux temps pluvieux et frais des collines forestières où ils vivent désormais.
Mari a fait la connaissance de Houska, un jeune qui s’est beaucoup familiarisé avec les ravisseurs. Cela est dû au temps qu’ils ont passé ensembles. Il vit dépuis plus deux trois ans.
On lui accorde beaucoup de privilèges grâce à sa connaissance de la pharmacopée. A l’aide de différentes plantes médicinales il a sauvé les vies d’une dizaine de membres de ce village, chez les otages comme chez les ravisseurs. Et lorsque les médicaments de tidjani sont épuisés, c’est Houska qui lui fait des apozèmes pour parvenir, tant bien que mal, à soulager son cancer.
Mais malgré tout, Tidjani rendit l’âme un soir, après un très long orage.
Marie s’en remettra difficilement. Mais elle comblait toujours sa solitude auprès de Houska, pour qui elle avait commencé a éprouvé de l’amour grâce aux efforts qu’il a, sans cesse, déployé pour maintenir son père en vie.
Marie et Houska décidèrent de se marier. Et plus tard, au bout de neuf mois Marie préparait l’arrivée de leur enfant.
Un taudis au bord d’un marigot leur servait de maison. Le chef des Bombhé leur a autorisé de s’éloigner de quelques centaines de mètres du village. Mais ils ne doivent jamais quitter la colline car ils leur étaient tous les deux d’une grande utilité. Marie aussi donnait des leçons de maths et de géographie obligatoirement aux membres de leurs ravisseurs.
Cet après-midi, alors que Houska tarde à rentrer des bois où il est allé cueillir des branches pour Marie, cette dernière commençait à sentir son bébé arriver. Pendant ce temps, les forces des troupes inter-royalistes étaient à seulement quelques kilomètres de leur colline. Lorsqu’à après la tombée de la nuit, elles mirent en captivité Mouké et ses hommes, Houska était revenu dans la cabane et trouvé le nouveau-né et sa mère qui était paralysé à force de s’être débattue sans aide pendant tout l’accouchement.
Houska était affolé. En sortant pour appelé de l’aide, le général Mouké et ses hommes étaient en face de la cabane. De l’intérieur, vint la petite voix aiguë du bébé qui émettait ses premières pleures. Le général s’approcha et découvrit une scène qui le tint immobile pendant quelques secondes. Il s’approcha davantage et vit ce que la jeune femme avait écrit sur un papier posé par terre juste auprès du bébé. Ce papier n’est autre que son diplôme du baccalauréat. Il lit : « Aujourd’hui, c’est mon anniversaire, un an jour pour jour depuis que la guerre a éclatée. Sauvez au moins mon enfant ». Puis, il prit la radio et appela ses supérieurs qui participaient en ce moment-là même au sommet de la paix de la coalition des inter-royalistes. En direct, il décrivit la scène qui fut retransmise sur toutes les grandes chaines d’informations de la planète. Et sur le champ, tous les chefs de délégations présents à ce sommet furent d’accord de mettre fin à la guerre dans le monde entier.