Le temps des brèches

Maître ? Vous plaisantez ? Vous pouvez me cogner, comme l'ont fait tous les autres mais je ne vous appellerai pas maître. Au fait, ce n'est ni pour vous offenser ni vous déshonorer. Non plus, ce n'est pas pour qu'on me prenne pour un héros. Un perturbateur du temps des brèches. Mais, c'est juste que ça ne sent pas bon ici. Surtout avec l'odeur de la mort que respirent tous les coins de nos quartiers. On ne fait pas ça à un pays ! « Ici, ils ont tuée, la solidarité», me disait mon ami Nègre. Il me parlait, la semaine dernière, les yeux en crue, à cause la disparition de son père. Ça faisait alors une semaine et des centimes depuis qu'il ne l'avait pas vu. Je le regardais pleurer sans rien faire. Sans mot dire. Pourtant sa douleur chevauchait mes entrailles. Un camarade-frère pour le chemin vers la poésie, et d'autres mondes peuplés de littérature. Vers la vie. Cette même solidarité dont parlait mon ami. Et il en parle encore ! Dieu seul sait s'il restera sauf pour ces paroles qu'il prononce tout le temps. Le Nègre. Ils l'ont traquée, à bout de souffle, cette putain de solidarité. Pour que triomphe en nous la haine, la mauvaise foi. La haine rend bête. La mauvaise foi, un autre fléau. Nous sommes un peuple !
Dimanche 8 mai. Le jour était venu. 10 heures 50 sur mon téléphone, un yoyo kana. Une douche rapide. J'enfilai mes vêtements, pris un bouquin de poésie : Déesse de la première vague du jour, pour fouler le macadam. Coutechève Lavoie Aupont. Écrivain poète qui vit dans une ville où il doit chercher du travail, pour exister. Laconique, sa biographie. Dans le couloir, John me demanda si je comptais quand même me rendre en plaine. Affirmatif! Il me conseilla la prudence. Les parages n'étant en rien sures.
Dans le taptap, dans le calme religieux qu'impose la peur. Mes idées se mirent à vagabonder. Je revis ma conversation avec ce corrupteur en costard. Une raclure parée d'or qui corrompt la jeunesse. Au nom du profit. « Je suis de ceux qui n'ont point de repères, dans leur propre patrie. Je suis en errance! Mais pas à vendre. Pas à vendre ! Comprenez-vous ? Maître? Vous plaisantez?» Après cette tirade amère – on se serait cru dans Amistad – je voulais fuir, des larmes puant la tristesse scintillaient sur mes joues. Je ne pleurais pas comme le ferait un enfant. Mais je pleurais d'un silence laminé par des bruits de tout plumage. Par la colère, l'ennui. L'ennui de causer à cet homme qui m'affublait de son verbe afin que je ne parte pas. Aller ! Retrouver les miens dans la plaine du Cul-de-sac. Vendredi. Le premier. Du cinquième mois. Ce jour-là, rien à faire. Rien. Nos dieux faisaient crier le fer. Retour sur mes pas, la tête basse. La queue entre les jambes. Un lion dans le ventre. L'air sentait la poudre, ça tirait rafales sur rafales. Le peuple, pris entre trois feux. Le chien. Les 400, ces bons vieux mawozo. Les flics. Drouillard, carrefour Vincent. J'avais atteint Cazeau sans parvenir à aller plus loin. Si près de chez moi. Voir Canaan et ne pas pouvoir y entrer. La poisse ! Ma situation aurait même pu tourner davantage au rouge, n'était la présence des esprits de la Guinée. Étant descendu du véhicule qui nous transportait, les autres passagers et moi, j'étais allé demander à un autre chauffeur qui, visiblement, allait faire le trajet inverse, s'il pouvait me déposer en ville à son prochain voyage. Car je n'avais pas un kopeck. J'ai eu droit à un nom, bien sûr. Mais ce que je n'avais pas remarqué, c'était les deux policiers qui me lorgnaient, prêts à dégainer au moindre geste suspect. Le plus fougueux, se rongeant les freins, s'était rapproché de moi. La main sur son arme. Le souffle haletant, les nerfs à vif. Mais dreadlocks ne jouant en rien en ma faveur. Si son collègue ne me connaissait pas depuis l'enfance, l'autre m'aurait mis du plomb dans l'aile.
Mais ce dimanche, je ne comptais pas me laisser faire. Je DEVAIS me rendre chez moi ! Dans le brouillard de mes pensées, j'affûtais ma rage. Une faim folle dardait mon estomac de ses aiguillons. Je me suis donc laissé aller, plus que je n'ai marché en réalité, là où devais-je me rendre. La plaine du Cul-de-sac. Marin 36. Chez moi. Après la ruelle qui loge l'hôpital de la Sainte-Marie Madeleine. Un hôpital où travaillent des sœurs catholiques venues d'Italie. Elles se fondent dans le décor depuis plus d'une vingtaine d'années. J'ai grandi sous leurs yeux. Sous leurs soins. Dans l'insouciance que l'on nomme enfance. Longtemps avant que... Je manque de mots. Je ne sais comment raconter. Décrire. Pleurer la vie brouhaha de mon quartier. Je ne veux pas trahir mes tripes! Ni la douleur des gens.
11 heures 20. Je sortais de chez mon ami John. J'y loge depuis le début de la guerre. Foutue guerre! Je mis cap sur carrefour aéroport. La rue avait un visage de chien timide. Très peu de gens, de voitures y circulaient. Le soleil tapissait ma peau d'ébène; je commençais à transpirer à grosses gouttes. Le peu de marchands squattant les trottoirs scandaient toute sorte de choses aux passants. Stratégies marketing pour grappiller quelques pyas. Un taptap, enfin. À la radio, un radoteur disait plus tôt que les seigneurs de la plaine avaient laissé une ouverture, que l'on pouvait passer. Je me suis donc accroché à cette mèche d'espoir. Fine, mais présente.
Sur la route, toujours égaré dans ma tête, je remuais le même échange, avec le Maître-professeur. Un homme dont le discours fait l'éloge du progrès des grands pays. Dans son bureau, il voulait me mettre des avantages sur la langue, me faire taire. Il avait d'abord commencé par me dire qu'il m'observait depuis un moment, que j'avais du potentiel. Que je ne pouvais pas tout gaspiller pour des futilités. Il avait commencé à prendre l'air de ce père aimant que je n'ai jamais eu. Il m'a proposé un boulot, et une bourse quand j'aurais décroché ma licence en antropo-socio, dans un de ces pays où, au dire de Monsieur, il fait bon vivre. Tout ce que j'avais à faire, c'était de faire mon temps et de ne pas m'opposer à l'administration de l'Ethno. Il m'a laissé comprendre que nos revendications étaient justes, mais que ça ne changerait rien. « Je peux t'aider, laisse-moi être ton Maître », avait-il conclu. Des étudiants qui demandent que les cours promis soient dispensés. Qui demandent de meilleures conditions d'études. Abandonner ? Accepter ? Moi, un vendu ? Trahir les autres, ceux de ma génération ? La raison qui m'avait valu ce tête-à-tête ? Il m'avait surpris dans la cour, pancarte en main, faisant un boucan avec mes compagnons pour exiger satisfaction de nos exigences. Juste après, je l'ai vu, tapi dans un coin à attendre mon passage. C'est là qu'il avait pris rendez-vous avec moi pour une petite «discussion». Ce choix, je ne pouvais pas m'y résoudre, mon cœur et mes valeurs me l'interdisant. Un professeur qui fait le sale boulot de l'administration. Un formateur qui cherche à pervertir l'esprit des jeunes. Négatif ! Je ne marche pas. Plutôt crever avec les frères. Un plat chaud, des petits pâtés bon marché, on partage tout. Un coup de grog, un sachet d'eau. Une clope.
Un choc contre la toiture du taptap me ramena dans l'instant. L'arrière de mon crâne venait de recevoir une sacrée décharge. Un nid de poule sur la route. Un cratère. Mon ventre se mit à me lancer des signaux de détresse. Mais, patience. J'y étais presque. Bientôt un bon repas dominical viendrait répondre à mes prières. J'avais atteint Cazeau, une nouvelle fois. Le chauffeur progressait à belle allure. Mais plus on avançait, moins on voyait de vivants. Les détonations ne tardèrent pas à s'inviter au spectacle. Le chauffeur se démène et parvient à atteindre le pont de la Croix-des-missions. C'est la frontière. Hop, tout le monde à terre, le visage déçu, l'effroi au ventre. Dans le chaos général, je commence à comprendre, les larmes aux yeux, la faim dans l'âme. Je ne passerai pas. Un autre jour sans pain, sans ma famille. Une autre fois, je reviens sur mes pas, la rage au cœur.