Le sommet

« Lorsque tu atteins le sommet, continue à monter »
La sagesse du Dalaïlama me semble impénétrable.
L'ascension physique et spirituelle est pour moi indissociable. Le récit de mon ami allait ébranler mes convictions. Je vous le livre comme je l'ai entendu.
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La préparation d'un projet est essentielle à la réussite.
Je récupère la carte détaillée de cette montagne. Le versant nord comprend un itinéraire qui me semble à ma portée. Je vais trouver, sur ce flanc escarpé, le chemin de ma voie. Un cheminement à la mesure de mes bras et mes jambes. « Quand il y a une volonté, il y a un chemin. » Cette belle citation, je vais la mettre à l'actif de mon désir et transformer un rêve en réalité.
Des photos, glanées sur les sites de montagnes, me précisent un itinéraire insolite où tout mon art du mouvement pourra s'exprimer sans renier l'éthique que je me suis fixé. Eh oui ! Nous avons tous notre fierté. Je ne fais pas exception. Mon ego est bien en place. Mon esprit se met à courir sur les pentes. Là, j'imagine un passage entre deux gros rochers zébrés de fissures. Plus loin, un verrou présente une hypothétique faiblesse. Une pente de neige offre un final digne d'une séquence de cinéma. Et enfin le Graal. Le sommet. Une photo le sublime. Un espace entre terre et ciel. Une réunion des éléments pour me donner La Vie.
Bien sûr, je dois rassembler le matériel nécessaire à un projet de cette envergure. Il est hors de mes habitudes d'utiliser une profusion d'artifice pour gravir la montagne. Cette ascension ne fera pas exception. Je ferai la marche d'approche sans voiture et prendrai mon piolet pour seul outil.
Ah ! Mon piolet. Voilà l'instrument que j'ai gardé et qui jusqu'à preuve du contraire sera ma main droite pour progresser seul sur les pentes de neige. Ce trident de métal m'a sauvé lors d'une chute dans le couloir de Gaube en face nord du Vignemale. Un bloc de glace venu de l'arête faîtière m'a fauché les jambes et précipité dans le vide. Je me suis arc-bouté sur mon piolet pour qu'il morde la glace. Cent mètres de chute pour me stabiliser au-dessus d'une barre de rochers qui ferme l'entrée du couloir.
Comme toujours, je choisis une météo clémente. Pas question de me retrouver sous la pluie ou la neige, encore moins dans le brouillard. Je prépare mon matériel la veille et règle le réveil à quatre heures. Je veux profiter du sommet. Pas question de passer en coup de vent. Les hauteurs se savourent en oubliant le temps. La montre est littéralement antinomique.
Le petit jour est un instant de doute et d'incertitude. Aurai-je la force d'aller jusqu'au bout ? Le retour sera-t-il sûr ? Autant de questions que j'ai soulevées maintes fois lors de mes précédentes ascensions. Je sais que l'action va dissiper ce que j'appelle « le passage de la rimaye. »
À deux roues, je réalise « la marche d'approche. » La route goudronnée puis en terre me délivre du supplice de l'inaction et des pensées confuses. La randonnée, avancer, le mouvement sont les meilleurs des points d'appui de la vie. Un large sentier traverse la forêt de vieux hêtre. Le bois d'Antan débouche sur une clairière tapissée d'herbes rases. Mon itinéraire est idéal. Je dépose mon deux roues et entame l'ascension. L'herbe fraîche me titille les narines. Sentir la nature au plus proche. La voilà la première récompense de mes efforts. Une approche discrète me réserve une autre bonne surprise, derrière un dôme, un chamois se laisse surprendre et me regarde étonné. Apparemment, c'est la première fois qu'il rencontre un humain de mon espèce.
La pelouse alpine devient rase. Quelques anémones s'étalent en duvet ou en étoiles blanches ou bleues. La neige n'est pas loin. Je vais utiliser mon piolet. Cette perspective aiguise mon appétit d'aventure. Le soleil n'a pas atteint le versant de mon parcours. La neige est tôlée voir verglacée.
Je sors mon piolet. Je l'ancre. La panne entame la croûte de neige de plusieurs centimètres. Un bruit sec qui me rappelle la progression sur les cascades de glaces bleues. Je retrouve le contact des éléments comme un enfant dans la neige. Jouer ! voilà le maître-mot de l'exploration.
Je me faufile entre deux blocs dans un étranglement de la paroi. Cette étroiture n'est pas aussi compliquée que le bloc coincé du couloir de Gaube, il me donne tout de même du fil à retordre. Mon sac accroche le rocher. Je dois me démener telle une anguille pour désarmer cet hameçon. La sortie de ce passage clé présente un magnifique reposoir de mes fesses, en d'autres termes une vire confortable m'autorise un bon repos.
Au-dessus, la pente de neige se redresse. Je dois redoubler d'attention pour garder l'équilibre. Aucune trace de passage sur ce cheminement. Je me mets à rêver que je suis le premier à gravir cet itinéraire. Une première solitaire ! Voilà de quoi redorer mon blason d'alpiniste. C'est sans compter sur ce que la montagne enseigne à mon être. L'humilité et la paix. Nul n'est besoin de défier le destin. Il y a tant de sommets, de cols, d'aiguilles effilées. J'ai appris que l'opéra de mon corps s'exprime dans le regard que je lui porte. J'ai appris le respect de ma nature et de celle qui m'entoure. L'harmonie est un don inégalable.
Ma progression est un festival. Loin de toutes programmations, loin de toutes exhibitions, je me retrouve face à ma nature, sans référence, sans jugement, à mon rythme. Ne plus penser au passé, ne rien regretter. Vivre le mouvement tel qu'il est. Une sagesse forcée. Une gloire sur la vie.
Le sommet approche. Je vais découvrir l'autre versant de la montagne. Je survolerai la vallée comme en parapente. Un instant pour prendre la liberté d'un aigle.
Un dernier rétablissement sur une corniche et j'y suis. Ma vue s'étend sur tout le massif. Je suis saisi par l'espace qui me sépare de ces sommets. La vallée avale la brume du matin. Je reste immobile et subjugué. Je traverse l'espace-temps. Je détaille chaque montagne. Me reviennent en mémoire chaque itinéraire. Alors que je voulais oublier le passé, il me revient comme un boomerang. Là, cette pente de glace bleue que j'ai gravi avec mon ami Pierre. Nous étions jeunes et sans expérience. Notre mental nous menait. L'appel de la montagne était plus fort que l'incertitude de l'aventure. Je réalise la similitude avec mon ascension de ce jour. Ma détermination malgré les difficultés. Un défi résumé par ce titre : À chacun son Everest. Je prends conscience de l'engagement de Christine Jannin.
Ce sommet, mon sommet est un passage de ma vie. Je prends le temps de le savourer. Je continue mon chemin en pensant à toutes ces voies parcourues par monts et par vaux, toutes ces cordées, les camarades de randonnées. Chaque trace est une signature dans mes pensées. Seul, en couple ou en groupe, notre légende s'inscrit bien au-delà de l'horizon.
Je survole la Terre aussi bien qu'un cosmonaute.
Je retourne sur « mes pas » bien à regret. Il me faut descendre avant que la neige déglace en profondeur. J'improvise une ramasse, sur les fesses, digne d'un enfant qui découvre les joies de la glisse.
Depuis cette escapade, je suis sur un nuage.
La montagne demande de l'effort pour l'apprivoiser, elle le rend au centuple.
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Je vous dois une précision qui vous permettra de considérer mon ami. Il a perdu l'usage de ses jambes lors d'une mauvaise chute. Lorsqu'il parle de son deux roues, il faut entendre « son fauteuil roulant. » ses ascensions en autonomie se méritent par une technique de piolet traction, en rampant. Une lecture supplémentaire de son récit vous permettra d'évaluer ce que je considère comme une leçon de vie.