Le père, le fils et le saint-pouvoir

Toute histoire commence un jour, quelque part. Celle nous vivons ici par petits morceaux, nous en connaissons le début, mais pour la fin...

Elle a commencé un matin, il y a cinquante ans, trois années après l’indépendance dont la flamme brillait encore dans les yeux de nos pères. Un homme avait rêvé sa destinée et avait décidé de l’accomplir. Il devait être roi. C’est Dieu qui le lui avait dit. Pas un président mais un roi. Et si la loi voulait un président plutôt qu’un roi, il serait alors président mais agirait comme un roi.

Mais voilà, un rêve ne se réalise pas tout seul. Surtout pas celui-là. Il s’agissait bel et bien de faire un coup d’état. Donc, avec quelques frères d’armes –car le rêveur était un soldat, il marcha sur le palais présidentiel, tua le père de l’indépendance, s’appropria sa femme et s’assit sur le trône. Aussi simplement. Il n’y eut aucune résistance : notre embryon d’état n’avait pas d’armée. Il n’y avait, comme soldats, que des anciens coloniaux, revenus d’Algérie et d’Indochine. Et certains avaient suivi le rêveur. Le père de l’indépendance, se sachant populaire, n’avait jamais songé à avoir une garde consistante. C’est ainsi que nous avons connu le premier coup d’état de toute la région. Le rêveur est devenu chef, comme ça. Il ne pouvait se faire appeler ‘‘père de l’indépendance’’, ça aurait été trop gros, gros comme un palais usurpé. Il ne descendait d’aucun prophète ni d’aucun empereur historique. Il lui fallait quand même un nom autre que celui de ‘‘président’’ trop banal, et il ne tarda pas à le trouver : PERE-DE-LA-NATION.

Sans armes, il n’aurait pas pu réaliser son rêve si vite. Peut-être même qu’il n’aurait pas rêvé. Peut-être même qu’il n’avait pas rêvé. Personne n’y croyait vraiment. Mais personne ne pouvait le dire haut. Et si quelqu’un en avait envie, le corps ensanglanté du père de l’indépendance avait quelque chose de dissuasif. On l’avait promené dans tous les quartiers de la capitale pour que tout le monde comprenne bien le changement en cours.

Les hommes sont, dit l’adage, des animaux insatiables. Si un président peut se prendre pour un roi, pourquoi un roi ne se prendrait-il pas pour un dieu, ou Dieu lui-même ? Dans toutes les écoles, dans tous les bureaux de toutes les administrations, dans toutes les rues, dans certaines maisons même, sa photo vous accueillait, encadrée et visible au mur. Le soir, une photo de lui, la même, passait sur l’écran juste avant et juste après le grand journal.

Un jour il inaugurait un pont, un autre jour un nouveau bâtiment administratif, un marché, une école... Le journaliste avait soin de préciser que Le Père-de-la-nation offrait telle infrastructure à telle localité, dans sa grande bonté. Il était rapidement devenu le grand bâtisseur, le grand artisan du développement national. Les salaires mensuels, c’était lui qui les payait.

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Le Père-de-la-nation aimait se rendre régulièrement dans les villes et les campagnes, au contact des populations. A ces occasions, des élèves mettaient en scène une pièce de théâtre qui racontait l’extraordinaire destinée d’un homme de grande qualité, que Dieu lui-même avait envoyé pour conduire le peuple sur la voie du bonheur et de la prospérité. Des groupes de jeunes filles soigneusement sélectionnées, vêtues d’un uniforme à son effigie, venaient danser et chanter à sa gloire. Parfois, une des danseuses se faisait embarquer pour la capitale, dans un véhicule militaire.

C’est ainsi qu’une fois, il décida de se rendre dans un village à deux cents kilomètres de la capitale. Son convoi, comme d’habitude, allait à vive allure. Mais à l’approche du village, le premier véhicule s’arrêta devant un portrait géant du père de l’indépendance. Des militaires descendirent et avancèrent pour arracher cette insulte, mais le Père-de-la-nation leur fit signe de retourner dans le véhicule et d’avancer. « Ils viendront l’enlever eux-mêmes », dit-il à voix basse, faisant mine de ne pas être offensé. Quand ils arrivèrent à la place publique du village, elle était à moitié déserte. Le chef traditionnel et ses notables étaient installés et faisaient la conversation. Un notable se leva pour aller accueillir la délégation. On le renvoya à sa place. « C’est le chef qui doit venir nous accueillir ! », cria un militaire. Personne ne bougea. Le chef de village lui-même resta immobile sur son trône. Un autre notable tenta de négocier avec les soldats, de leur expliquer que le chef ne se levait jamais devant les invités, que c’était à l’invité de venir présenter ses respects au chef.

« Tu sais au moins à qui tu parles, j’espère, intervint un autre militaire.

-Oui, nous avons un grand respect pour notre hôte du jour, mais ce sont nos coutumes, dit le notable. Et... »

Il ne termina pas son propos avant de se retrouver à terre, poussé par trois militaires qui avancèrent vers le trône, soulevèrent le chef et le mirent à genou de force devant une portière que le Père-de-la-nation ne tarda pas à ouvrir.

« Où est mon comité d’accueil ? Où est le reste de la population ? » Le chef resta calme, digne et soutint son regard sans ouvrir la bouche. Sur un signe, un soldat vint lui asséner une gifle.

« Tu es peut-être le chef de ce village, mais ce pays est à moi. Tu m’obéis ou tu restes à genou, poursuivit le Père-de-la-nation. Gardes, surveillez-le. Trouvez aussi qui a mis ce portrait à l’entrée du village. Retrouvez les autres villageois et rassemblez-les ici. »

Une heure plus tard, presque tout le village était rassemblé, à l’exception des filles et femmes âgées de treize à quarante ans. Elles avaient été envoyées dans des champs lointains. Certaines étaient allées au marché de l’autre côté de la frontière. Il n’y eut pas de pièce de théâtre. Pas de chants et de danses. Le Père-de-la-nation choisit un autre type de spectacle : faute de trouver l’auteur du portrait géant –personne ne voulant le dénoncer, il décida d’exécuter un notable à sa place. Le plus vieux parmi eux se présenta. « Non, pas toi. Tu mourras assez tôt de ta propre mort ». Il fit venir le plus jeune notable. Celui-là venait se marier et sa femme était enceinte. C’est lui que l’on choisit d’exécuter, et ce fut le Père-de-la-nation qui appuya sur la gâchette. Il aimait cette sensation de toute puissance, ce pouvoir de vie et de mort. Ces villageois effrontés allaient désormais retenir la leçon. Le cortège repartit, masqué par un épais nuage de poussière. Mais le soir, des soldats revinrent avec des gourdins cloutés pour corriger les jeunes gens qui traînaient sur la place. Du sang coula encore.

L’hôpital du village ne fut jamais construit au-delà de la fondation, l’école ne fut jamais achevée. De même, la route qui mène au village n’a pas été bitumée à ce jour.

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Dans certains pays, ce sont les hommes d’affaires qui sont les plus riches. Chez nous, les plus riches sont les membres de l’Entourage. Les ministres par exemple, ne perdaient pas de temps. Quelques mois après leur nomination, beaucoup d’entre eux se faisaient construire des châteaux superbes, qui n’avaient rien à voir avec leur salaire.

La famille y trouvait aussi son compte. La première dame, ou la mère-de-la-nation, avait créé plusieurs entreprises, dont l’une détenait le monopole sur l’importation du riz, notre aliment principal. Le frère de la troisième femme dirigeait la société nationale des mines. Un de ses cousins était le chef des douanes et une de ses maîtresses la patronne des impôts.

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Dans notre pays comme ailleurs, il y a de grands intellectuels : professeurs d’université, écrivains, journalistes, avocats... Lorsque le coup d’état eut lieu, certains s’opposèrent. Ils connurent des sorts divers : assassinats, prison, exil. Ceux qui sont restés ont gardé le silence, dans leur propre intérêt. D’autres ont même commencé à apprécier le Père-de-la-nation, qui en retour les a remerciés avec des postes ministériels ou des entreprises d’état.

Un éminent professeur d’économie et de gestion se retrouva ainsi à la tête de la société nationale d’électricité. Il fit si bien son travail que la société se retrouva bientôt au bord de la faillite, avec un trou de cinq milliards. Elle fut sauvée par le gouvernement qui apporta l’argent nécessaire. Quelques semaines plus tard, le directeur organisa une grande fête pour célébrer son premier milliard. Le Père-de-la-nation fut invité. On lui conseilla de décliner, de virer plutôt l’homme. « Je ne peux pas le virer, répondit-il. Cet homme a dit beaucoup de bien sur ma personne ». Et il alla à la fête, délivra un discours dans lequel il félicita le directeur pour son premier milliard : « Bienvenue au club. Je suis très heureux de compter parmi mes amis un homme d’une telle qualité, qui gère avec efficacité la société nationale d’électricité...».

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Après vingt-cinq ans de règne, tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Pourtant, c’est le pays tout entier qui menaçait de faire faillite. Et pour le sauver, l’argent devait venir, cette fois, de l’extérieur. Avec des conditions : diminuer la masse salariale, construire moins d’écoles et d’hôpitaux, diminuer les primes des étudiants... Le Père-de-la-nation accepta, pourvu que le pays soit sauvé. Donc un soir, un ministre vint annoncer une série de mesures à la télé. L’Etat, d’après lui, devait être dégraissé pour être viable. Ainsi, du jour au lendemain, des dizaines de milliers de fonctionnaires se retrouvèrent au chômage, d’autres eurent leurs salaires amputés.
Des syndicats commencèrent par se détacher du Parti Unique. Au début, ils essayèrent de négocier avec le gouvernement pour le retrait de ces mesures qui appauvrissaient la population. Sans succès. Ils décidèrent alors d’organiser des manifestations pour faire reculer le gouvernement. Au premier appel, des milliers de personnes prirent d’assaut les rues de la capitale, brandissant des pancartes pour demander le retour de l’emploi, la hausse des salaires et une vie moins chère. Le soir, aucune image ne passa à la télé. Le lendemain, étudiants, élèves, commerçants et organisations professionnelles avaient grossi les rangs des syndicalistes. De nouvelles pancartes, apparurent, demandant plus de démocratie, les droits de l’homme, une presse libre, la fin du Parti Unique, des élections... Le troisième jour il y eut des pavés arrachés, des magasins pillés, des vitrines brisées. La police, qui n’avait jamais rien vu de tel en plus de vingt-cinq ans, eut du mal à contenir cette foule immense avec des matraques et quelques véhicules. Alors le ministre de la sécurité fit appel à l’armée. Des chars traversèrent les rues et les soldats montrèrent leur savoir-faire. Ils tirèrent dans la foule qui se dispersa en quelques minutes, pour ceux qui pouvaient encore courir. Les autres étaient réduits à des corps allongés sur le bitume, dans une flaque de sang. Des blessés furent achevés. Deux heures après la fusillade, les corps avaient disparu, de même que les dernières traces de sang. Il en fut ainsi pendant plusieurs jours, jusqu’à ce que des diplomates et journalistes étrangers ne s’en mêlent.

Alors, un soir, le Père-de-la-nation annonça lui-même le rétablissement de quelques milliers d’emplois, une légère hausse des salaires et une grande concertation nationale qui devrait donner la parole à toutes les forces vives de la nation.

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Cette concertation fut une véritable foire. Des syndicalistes, des opposants clandestins, d’autres revenus d’exil, des avocats, des fonctionnaires, des commerçants lésés, des citoyens ordinaires prirent la parole. A la fin des bavardages et des travaux, il fut recommandé entre autres : une enquête sur la répression des manifestants et la disparition des corps, une nouvelle constitution, des élections transparentes et consensuelles dans un délai raisonnable, la liberté d’association et d’expression, le respect des droits de l’homme, la dissolution de l’armée. Le Père-de-la-nation accepta toutes ses recommandations, qu’il qualifia de suggestions, sauf celle concernant l’armée. Personne ne put lui forcer la main sur ce point.

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Je suis né à peu près au moment des premières élections. J’ai grandi avec l’idée, inculquée à l’école et répétée à la radio, que mon pays était un havre de paix, grâce au président que nous avions –le père-de-la-nation avait fini par accepter cette appellation. Il y avait des élections tous les cinq ans, c’était ça la démocratie. Le juge de la cour suprême qui proclamait les résultats électoraux était un lointain cousin du président. Il avait la qualité principale de savoir proclamer le bon résultat.

En grandissant, comme beaucoup d’autres enfants, je n’ai jamais associé la mort au visage du président. Je savais qu’il était humain, certainement mortel. Secrètement, je pensais que sa mort serait un soulagement pour beaucoup de personnes. Quelle ne fut ma surprise quand, un soir, le premier ministre annonça avec des larmes aux yeux, la mort de celui qui venait de régner pendant quarante ans. Pleurer ? Jamais. Pourtant, des gens pleuraient sincèrement. Ceux-là pleuraient celui qui leur avait garanti de s’enrichir indéfiniment, à moindre effort.

Pour ceux qui ressentirent de la joie, elle fut de courte durée. En effet, le roi fut remplacé par un prince, à qui les principaux généraux de l’armée jurèrent allégeance. Un juge certifia ce procédé. Ceux qui s’y opposèrent furent massacrés : il y eut beaucoup de morts dans des manifestations de rue et dans les maisons où entrèrent des miliciens qui ne seront jamais identifiés. Le prince ensuite organisa des élections qu’il remporta.

Dans nos têtes conditionnées, il en était ainsi. Nous n’avions pas été éduqués à critiquer. Critiquer, c’était salir l’image de son propre pays. C’était risquer de disparaître une nuit. C’était risquer un accident suspect dans la circulation, avec un véhicule sans plaque. C’était risquer de perdre son emploi. Car un emploi était toujours une faveur du prince. Du moins, le croyions-nous. Au contraire, il faut flatter ceux qui tiennent les rennes du pays.

Chez nous, un jeune ne se mêle pas de politique, surtout s’il espère sortir bientôt du chômage. Il doit faire profil bas, se contenter d’améliorer sa propre situation, fermer les yeux sur les injustices, prétendre réussir sa vie dès l’acquisition d’une moto avec de l’argent emprunté. L’ambition est au rabais. Pour les rares qui se sont épanouis en dehors du système régnant, ils ont peur de tout perdre, à tort ou à raison, à la première critique.

Petit à petit, la parole s’est libérée. Le pays prétend se moderniser, consolider sa démocratie. Il y a même des débats au cours desquels un ministre, plus royaliste que le prince, peut vous convaincre de la couleur bleue des tomates mûres. Il y croit lui-même, le mythomane. C’est lui le « ministre des mots qui énervent les gens ». Même si on le critique, il répond que la caravane passera, malgré les aboiements du chien. Ils supporteront toutes les critiques, pourvu que le pouvoir et ses avantages leur restent entre les mains.