Quentin a la boule au ventre, comme chaque fois qu'il entend s'égrener les secondes interminables du compte à rebours. Cinq rangs devant, il aperçoit le dos de Théo. Pour cette dernière épreuve de Coupe de France, son petit frère, à peine débarqué des juniors en début de saison, se retrouve déjà en première ligne avec les meilleurs U23. Et, au lieu de se concentrer, cet animal blague avec Germont, leader incontesté de la catégorie, dit « The Boss », comme s'il partait en balade avec le club de cyclotourisme du coin !
— Cinq, quatre, trois, deux, un..., scande la foule chauffée à blanc par le speaker.
Départ, Quentin oublie l'angoisse et met les watts sans oublier pour autant de lire la course. Devant, ça frotte à gauche, ça frotte à droite et, au milieu, miracle, un vrai boulevard dans lequel il s'engouffre pour se retrouver en queue des tout premiers, vers la douzième position. Il n'a plus à craindre l'embouteillage des premiers coups de pédale avec le risque de se retrouver pied-à-terre et course perdue avant de commencer. Il s'applique, soigne les trajectoires et appuie comme un forcené. Le début du parcours est physique, il est pour lui. Ça se corsera après le troisième kilomètre avec les plus grosses difficultés techniques. Généralement pas son fort, mais, là, il a multiplié les recos et Théo l'a coaché. Théo que certains surnomment « Le Centaure » tant il fait corps avec sa machine, un talent inouï. Parfois lors des recos, les tout meilleurs, l'air de rien, attendent son passage sur les obstacles difficiles pour voir comment il les négocie. Quentin avale la grande montée avec régularité, sans se désunir, double deux puis trois gars, sans forcer, en rythme. Moment de vérité, il arrive sur la cascade, une pente de rochers irréguliers avec un virage sec à angle droit. La plupart des coureurs s'y sont plantés, pas lui. Théo lui a donné le truc, ne pas laisser s'installer la peur, pousser la vitesse pour survoler plutôt que rouler et « ça passe tout seul ». Il ignore le contournement sur la droite, bascule sans hésiter et se retrouve quinze mètres plus bas en quelques secondes. Son cœur gonfle, il a avalé l'obstacle. Son coach sur le bord hurle :
— T'es sept, lâche rien, allez, allez, allez !!!
Il bride son enthousiasme. Il doit rester lucide, ne pas se laisser griser. Il aborde les obstacles suivants avec détermination, mais sans lâcher sa concentration, la poutre, le fossé vicieux avec son bord opposé en surplomb. Un type le mange sur le second pierrier, plat celui-là. Pas grave, il le colle au pneu et après le tremplin, dans la ligne droite avant l'arrivée, il le remange. Sur le bord, une foule de gosses hurlent son nom, fous de joie de le voir doubler juste devant eux, ces gamins qu'il entraîne tous les dimanches en essayant à son tour de transmettre les valeurs de son sport. Et de la vie en général.
Tour deux. Il longe la zone technique, son père l'encourage, comme sa mère juste avant, près de la ligne. Ses parents sont présents pour lui, sa mère gère son alimentation, son père entretient le matos en râlant sur le mécano du team, pas assez minutieux selon lui. Minutieux, tu parles, maniaque oui ! Il ne manque qu'une chose à Quentin, leur exigence. Ça, ils le réservent à Théo, en l'avenir de qui ils croient. Quentin n'est pas jaloux, un peu envieux peut-être, mais sans le côté sombre, il aimerait qu'on croie en lui, quoi. En même temps, il connait son rang, top vingt, pas top dix. Il est sérieux, appliqué, il bosse, mais le travail, comme le talent, ne fait pas tout. Il faut les deux, plus le mental, la niaque ! Et aussi la concentration, toujours. La cascade encore, il a crié quoi, le coach ? Cinq ? Quentin n'y croit pas. Et si c'était son jour ?
Tour trois, un autre gars est avalé dans la partie la plus pentue. Pas un gars, Théo ! Quentin vient de manger son frère qui donne l'impression d'être au ralenti tellement, lui, a le rythme. Deux autres subissent le même sort. La cascade, toujours. Cette fois, il a bien entendu le coach, deux, il est deux.
Tour quatre, il double Germont comme une fusée, le laisse sur place. Zone technique. Les hurlements de son père qui crie et pleure tout en même temps. Il ne l'a jamais vu comme ça. Pas pour lui en tout cas.
Tour cinq. Il creuse l'écart. En haut de la côte, ceux du team qui ne courent pas trépignent en bord de piste.
— T'as la marge, assure la descente et c'est gagné.
Quentin arrive à la cascade, pense, supplie presque « pas d'erreur, pas d'erreur ». Il veut assurer, il ralentit, trop. La gravité l'emporte sur la vitesse, la roue engage entre deux rochers, se coince. Le vélo s'arrête net, Quentin passe au-dessus du guidon, cogne avec le bras gauche et les deux genoux. Il est debout avant de ressentir la douleur et son premier réflexe est d'attraper le vélo pour dégager la piste et éviter un second accident. Il charge l'engin sur l'épaule droite et gagne le bord. Les spectateurs s'empressent, mais il est interdit d'aider les coureurs. Quentin les rassure et inspecte le vélo. La roue est pliée, la chaîne explosée, le VTT inutilisable. Germont passe sans un regard, concentré sur sa descente. Quentin se laisse tomber sur le sol, découragé, déçu au-delà des mots, c'était son jour, putain ! C'est au moment précis où le coach arrive que la douleur fuse. L'épaule gauche lui fait un mal de chien, ses genoux le lancent.
— Attends, je vais t'aider.
— Non !
Le cri a jailli spontanément.
— Je vais finir.
— Quentin...
Mais le jeune homme ne répond pas. Vélo sur l'épaule, il finit la descente en claudiquant. Il atteint le bas en même temps que Théo qui lui lance au passage un regard consterné et incrédule.
— T'arrête pas ! T'as pas fini ! lui hurle Quentin, furibard.
Le dernier coureur a franchi la ligne depuis un moment. Quelques groupes, coureurs, coachs, familles, admirateurs, refont la course. Plantés à l'arrivée, Théo et ses parents guettent, au bout de l'inquiétude, au bord du découragement. Si leurs yeux espèrent, leur crainte est d'entendre au loin la sirène des secours. Le coach et tout le team font bloc autour d'eux.
Soudain, une rumeur roule vers eux comme une déferlante. Un brouhaha de cris de joie et d'applaudissements. Une silhouette apparaît enfin, vélo sur l'épaule et boitant bas. Le bras gauche pend, inutile. Pour pouvoir marcher, il a dû retirer ses chaussures faites pour le vélo, pas pour la marche. Les pieds en sang, il avance, porté par le poids de son corps plus que par ses muscles tétanisés. Son coach dit toujours : « On n'abandonne pas une course. Si t'as plus de forces, il te reste la volonté et l'orgueil. »
Mais aujourd'hui ce n'est rien de tout ça qui a tenu Quentin debout, mais l'envie de faire comprendre à ses gamins qu'une victoire, ce n'est pas forcément un podium. Car il n'est de défaite que dans le renoncement. Ces jeunes qui, maintenant, courent à ses côtés en poussant des hurlements d'encouragement et scandent son nom, emplis de fierté par son courage.
Deux mains se mettent à frapper en cadence, marquant les pas de celui qui va au-delà de lui-même. Deux autres leur font écho puis des dizaines les rejoignent. Les curieux affluent pour voir ce qu'il se passe et se joignent à l'ovation.
Plus tard, ceux qui chercheront à situer cette victoire de Germont diront « Mais si ! Souviens-toi, c'était le jour de Quentin. »
— Cinq, quatre, trois, deux, un..., scande la foule chauffée à blanc par le speaker.
Départ, Quentin oublie l'angoisse et met les watts sans oublier pour autant de lire la course. Devant, ça frotte à gauche, ça frotte à droite et, au milieu, miracle, un vrai boulevard dans lequel il s'engouffre pour se retrouver en queue des tout premiers, vers la douzième position. Il n'a plus à craindre l'embouteillage des premiers coups de pédale avec le risque de se retrouver pied-à-terre et course perdue avant de commencer. Il s'applique, soigne les trajectoires et appuie comme un forcené. Le début du parcours est physique, il est pour lui. Ça se corsera après le troisième kilomètre avec les plus grosses difficultés techniques. Généralement pas son fort, mais, là, il a multiplié les recos et Théo l'a coaché. Théo que certains surnomment « Le Centaure » tant il fait corps avec sa machine, un talent inouï. Parfois lors des recos, les tout meilleurs, l'air de rien, attendent son passage sur les obstacles difficiles pour voir comment il les négocie. Quentin avale la grande montée avec régularité, sans se désunir, double deux puis trois gars, sans forcer, en rythme. Moment de vérité, il arrive sur la cascade, une pente de rochers irréguliers avec un virage sec à angle droit. La plupart des coureurs s'y sont plantés, pas lui. Théo lui a donné le truc, ne pas laisser s'installer la peur, pousser la vitesse pour survoler plutôt que rouler et « ça passe tout seul ». Il ignore le contournement sur la droite, bascule sans hésiter et se retrouve quinze mètres plus bas en quelques secondes. Son cœur gonfle, il a avalé l'obstacle. Son coach sur le bord hurle :
— T'es sept, lâche rien, allez, allez, allez !!!
Il bride son enthousiasme. Il doit rester lucide, ne pas se laisser griser. Il aborde les obstacles suivants avec détermination, mais sans lâcher sa concentration, la poutre, le fossé vicieux avec son bord opposé en surplomb. Un type le mange sur le second pierrier, plat celui-là. Pas grave, il le colle au pneu et après le tremplin, dans la ligne droite avant l'arrivée, il le remange. Sur le bord, une foule de gosses hurlent son nom, fous de joie de le voir doubler juste devant eux, ces gamins qu'il entraîne tous les dimanches en essayant à son tour de transmettre les valeurs de son sport. Et de la vie en général.
Tour deux. Il longe la zone technique, son père l'encourage, comme sa mère juste avant, près de la ligne. Ses parents sont présents pour lui, sa mère gère son alimentation, son père entretient le matos en râlant sur le mécano du team, pas assez minutieux selon lui. Minutieux, tu parles, maniaque oui ! Il ne manque qu'une chose à Quentin, leur exigence. Ça, ils le réservent à Théo, en l'avenir de qui ils croient. Quentin n'est pas jaloux, un peu envieux peut-être, mais sans le côté sombre, il aimerait qu'on croie en lui, quoi. En même temps, il connait son rang, top vingt, pas top dix. Il est sérieux, appliqué, il bosse, mais le travail, comme le talent, ne fait pas tout. Il faut les deux, plus le mental, la niaque ! Et aussi la concentration, toujours. La cascade encore, il a crié quoi, le coach ? Cinq ? Quentin n'y croit pas. Et si c'était son jour ?
Tour trois, un autre gars est avalé dans la partie la plus pentue. Pas un gars, Théo ! Quentin vient de manger son frère qui donne l'impression d'être au ralenti tellement, lui, a le rythme. Deux autres subissent le même sort. La cascade, toujours. Cette fois, il a bien entendu le coach, deux, il est deux.
Tour quatre, il double Germont comme une fusée, le laisse sur place. Zone technique. Les hurlements de son père qui crie et pleure tout en même temps. Il ne l'a jamais vu comme ça. Pas pour lui en tout cas.
Tour cinq. Il creuse l'écart. En haut de la côte, ceux du team qui ne courent pas trépignent en bord de piste.
— T'as la marge, assure la descente et c'est gagné.
Quentin arrive à la cascade, pense, supplie presque « pas d'erreur, pas d'erreur ». Il veut assurer, il ralentit, trop. La gravité l'emporte sur la vitesse, la roue engage entre deux rochers, se coince. Le vélo s'arrête net, Quentin passe au-dessus du guidon, cogne avec le bras gauche et les deux genoux. Il est debout avant de ressentir la douleur et son premier réflexe est d'attraper le vélo pour dégager la piste et éviter un second accident. Il charge l'engin sur l'épaule droite et gagne le bord. Les spectateurs s'empressent, mais il est interdit d'aider les coureurs. Quentin les rassure et inspecte le vélo. La roue est pliée, la chaîne explosée, le VTT inutilisable. Germont passe sans un regard, concentré sur sa descente. Quentin se laisse tomber sur le sol, découragé, déçu au-delà des mots, c'était son jour, putain ! C'est au moment précis où le coach arrive que la douleur fuse. L'épaule gauche lui fait un mal de chien, ses genoux le lancent.
— Attends, je vais t'aider.
— Non !
Le cri a jailli spontanément.
— Je vais finir.
— Quentin...
Mais le jeune homme ne répond pas. Vélo sur l'épaule, il finit la descente en claudiquant. Il atteint le bas en même temps que Théo qui lui lance au passage un regard consterné et incrédule.
— T'arrête pas ! T'as pas fini ! lui hurle Quentin, furibard.
Le dernier coureur a franchi la ligne depuis un moment. Quelques groupes, coureurs, coachs, familles, admirateurs, refont la course. Plantés à l'arrivée, Théo et ses parents guettent, au bout de l'inquiétude, au bord du découragement. Si leurs yeux espèrent, leur crainte est d'entendre au loin la sirène des secours. Le coach et tout le team font bloc autour d'eux.
Soudain, une rumeur roule vers eux comme une déferlante. Un brouhaha de cris de joie et d'applaudissements. Une silhouette apparaît enfin, vélo sur l'épaule et boitant bas. Le bras gauche pend, inutile. Pour pouvoir marcher, il a dû retirer ses chaussures faites pour le vélo, pas pour la marche. Les pieds en sang, il avance, porté par le poids de son corps plus que par ses muscles tétanisés. Son coach dit toujours : « On n'abandonne pas une course. Si t'as plus de forces, il te reste la volonté et l'orgueil. »
Mais aujourd'hui ce n'est rien de tout ça qui a tenu Quentin debout, mais l'envie de faire comprendre à ses gamins qu'une victoire, ce n'est pas forcément un podium. Car il n'est de défaite que dans le renoncement. Ces jeunes qui, maintenant, courent à ses côtés en poussant des hurlements d'encouragement et scandent son nom, emplis de fierté par son courage.
Deux mains se mettent à frapper en cadence, marquant les pas de celui qui va au-delà de lui-même. Deux autres leur font écho puis des dizaines les rejoignent. Les curieux affluent pour voir ce qu'il se passe et se joignent à l'ovation.
Plus tard, ceux qui chercheront à situer cette victoire de Germont diront « Mais si ! Souviens-toi, c'était le jour de Quentin. »
Pourquoi on a aimé ?
Il y a des jours où on se sent invincible, où on sait que rien ne peut nous arriver. Dans ce texte au cœur de l'action, Quentin vit l'un de ces
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Pourquoi on a aimé ?
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