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« La terre éventrera le ciel et le ciel engloutira la terre ; toute vie disparaîtra dans la tornade. Le jour où l'inconscience l'emportera sur la raison et l'unique sur le tout, le passé dévorera l'avenir, et le présent deviendra le néant ».
La phrase était écrite en lettres rouges dégoulinantes comme du sang sur la porte de la cabane de Crantor. Deux fois par jour, quand il partait nourrir le Monstre, il la voyait, et cela lui donnait le courage de gravir la pente sur son unique tentacule, qui glissait péniblement dans l'herbe, sa ventouse absorbant des petits cailloux, des brindilles qui l'obligeaient à s'arrêter pour les recracher.
Crantor était un golbe plus gros que la moyenne, avec un corps en trois parties égales : une tête ronde et rose aux yeux proéminents, une partie centrale ovale, le tout posé sur une extrémité visqueuse et désarticulée qui lui servait autant à se mouvoir qu'à saisir des objets. Il était plus robuste que ses congénères, mais plus lourd aussi.
À la première montée de Crantor, à quatre heures du matin, tout le monde dormait. Le soleil se levait sur ce monde de relief, vallons, monts, creux, sommets dont il gravissait la pointe la plus élevée. Parfois, il surprenait des bulmes nocturnes qui regagnaient leur tanière à tire d'aile. En général, il arrivait, essoufflé, récupérait un moment. Et là, dominant l'univers dont il était désormais l'unique protecteur, il sortait les boulettes aromatisées qui avaient cuit toute la nuit et les jetait dans le cratère. Leur chute était si démesurée qu'elles disparaissaient sans un bruit.
Puis il redescendait, au moment où la vie s'éveillait : les paillons dansaient dans les airs, les coindres filaient dans les rivières, et Crantor revivait à l'idée que tous ces êtres n'existaient que grâce à lui. Depuis toujours, les gardiens du Monstre avaient veillé à son sommeil en le nourrissant deux fois par jour de ses boulettes préférées. On savait bien que, la seule fois où son repas lui avait fait défaut, la vie avait failli disparaître de la terre, le vide s'était installé pendant des années, et le monde n'avait été repeuplé que parce que deux exemplaires de chaque espèce, mâle et femelle, avaient miraculeusement réussi à s'abriter dans une grotte. Durant des siècles, la leçon avait été comprise, et les golbes avaient endossé la mission de veiller à ce que le Monstre n'ait plus jamais faim. La logique aurait voulu que ce soient les mulses, avec leurs neuf lianes, qui s'en occupent : ils pouvaient faire tant de choses à la fois... mais les mulses étaient aussi les êtres les plus oublieux de la planète ! S'ils savaient bâtir une maison en quelques heures, ils étaient incapables de se souvenir d'une tâche sur la durée. C'est pourquoi on leur confiait les travaux manuels, dont ils s'acquittaient avec bonne volonté, mais seuls les golbes étaient dotés d'un sens des responsabilités suffisant pour assurer la survie du monde.
Aussitôt rentré chez lui, Crantor mettait une immense marmite sur le feu, et, en début d'après-midi, il reprenait sa montée avec le deuxième repas de la journée du Monstre. Il adorait ce moment car, en dominant la plaine, il pouvait voir son fils jouer avec ses camarades dans la cour de l'école. Guili gagnait souvent et riait toujours. Alors, Crantor ne regrettait pas d'avoir interrompu la tradition familiale. Quand les jeunes générations avaient peu à peu perdu la crainte du réveil du Monstre, seule sa famille avait continué à le nourrir. Les frères, les cousins, les enfants se relayaient. Mais une suite d'enfants uniques avait fait reposer ce fardeau exclusivement sur les épaules du père de Crantor, qui l'avait transmis à son seul héritier dès qu'il avait su se mouvoir. Crantor, lui, avait refusé de voler l'enfance de Guili. Les golbes vivaient longtemps, on enviait sa vigueur exceptionnelle, il était capable d'assumer sa mission sans aide. Et, lorsqu'il vieillirait, il aviserait.
Ce jour-là, il s'attarda un peu au sommet, après avoir jeté ses boulettes dans le gouffre. Vers la fin de la descente, quelques mètres plus bas, il aperçut son fils qui quittait l'école. Dans la douceur du soleil déclinant, il traversait la forêt avec ses camarades, incapables de le voir, tandis que Crantor, invisible derrière des blocs de rochers, distinguait parfaitement leurs gestes et paroles.
— Y'a quand même des gens qui sont bizarres, ricana l'un d'eux. Ce fou, par exemple, ce Crantor, qui croit qu'il sauve à lui seul le monde et qui attend les honneurs pour ses montées au sommet. Franchement, je n'aimerais pas être son fils.
Guili haussa les épaules.
— Je ne crois pas qu'il en ait. Trop malade pour ça.
La surprise, la peine crucifièrent Crantor, qui perdit l'équilibre et roula le long de la pente, sans la possibilité, sans l'envie de s'arrêter, jusqu'à ce que son corps heurte sa maison.
Quand Guili rentra chez lui ce soir-là, en prenant toutes les précautions pour qu'on ne voie pas où il habitait, il trouva son père momifié dans des bandes qui le recouvraient presque entièrement.
— Guili, j'ai eu un accident. J'espère guérir rapidement, mais, pendant ce temps-là, il va falloir que tu t'occupes de nourrir le Monstre à ma place. Je sais que tu ne failliras pas à ton passé, à ton devoir, et que tu poursuivras la voie glorieuse de tes ancêtres.
Guili éclata d'un rire méchamment désespéré.
— Mais papa, tu ne comprends donc pas que le Monstre n'existe pas ? Après avoir gâché ta vie, tu veux m'enlever la mienne ? C'est hors de question !
Et Guili quitta la maison en claquant la porte aux lettres rouges.
Avec un soupir, Crantor prit le chemin du sommet deux heures plus tôt que d'habitude. Il avait enlevé son bandage, et son membre le faisait terriblement souffrir à chaque fois qu'il s'appuyait dessus, mais il n'avait pas le choix. Il ne levait pas la tête, ne s'arrêtait pas, essayait de respirer régulièrement, mais il ne pouvait ignorer que l'espace changeait de couleur autour de lui, que le jour se levait, et qu'il n'arriverait pas à temps.
Il atteignit le sommet avec trois heures de retard. Le monde autour de lui explosait de la joie du nouveau matin. Les rires, les chants, les couleurs débordaient des plaines et montaient jusqu'à lui. Lui, qui regardait le cratère béant, muet.
— Alors tu n'existes pas ? J'aurais pu passer ma vie à rire et à jouer avec eux, au lieu de me faire l'esclave d'une chimère ?
Les larmes coulèrent de ses yeux, si amères qu'elles brûlèrent son sang en se mêlant à ses blessures ouvertes. La haine, le regret, la honte étaient si lourds sur sa poitrine qu'il sauta dans le gouffre pour ne plus avoir mal.
Il tomba longtemps, longtemps, dans une noirceur totale. Quand son corps rencontra enfin la lave en fusion, celle-ci, gonflée de la rage de tous les gardiens sacrifiés depuis des siècles, remonta du cratère. Elle jaillit vers le ciel et creva sur le monde, enflammant les forêts, calcinant les herbes, embrasant les graines. Les fleuves la rejoignirent et contribuèrent à asphyxier le monde. Tous les êtres, volant, nageant ou simplement respirant sur terre furent pris dans l'étau de l'ouragan brûlant. Leur mémoire, leur insouciance, leurs organes furent broyés et se désintégrèrent en une poudre de cendres avant d'être aspirés dans la fureur du tourbillon.
Les histoires entendues dans son enfance revinrent à Guili à l'instant où la tornade lui fonçait dessus. Il hurla à un coindre de le suivre, attrapa un bulme entre ses dents, et une de ses camarades l'imita en sauvant quelques spécimens des différentes espèces. Ils se précipitèrent ensuite vers une grotte encore intacte, s'y jetèrent et essayèrent de pousser un énorme rocher pour en barrer l'entrée.
L'ouragan de lave les rattrapait. Ils avaient beau unir leurs forces, le rocher ne bougeait que de quelques centimètres. Le feu dément dévalait la pente telle une rivière déchaînée. Guili se figea, décidé à regarder la fin en face. Dans un dernier effort, le rocher fut enfin basculé, les abritant derrière une porte rougie.
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