Le danger vient toujours de l’arrière

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Dix ans. Le 22 juillet 2011, nous avions fêté mon anniversaire. Ce jour-là, tu m'avais réveillé en musique, comme chaque matin, pour me conduire à l'école. Tu m'avais révélé que dans ta famille, la tradition interdisait de travailler le jour de ses dix ans. Tu m'en défendis donc formellement pendant ces vingt-quatre heures. J'avais hurlé de joie.
Nous étions partis pour une longue promenade à vélo le long du Tyrifjord. Mes yeux avaient automatiquement pris, d'après toi, la couleur bleu-vert du lac. « Tu es un magicien des yeux. » J'avais éclaté de rire. Puis nous avions préparé ensemble un repas de fête, identique à celui que ton père t'avait concocté trente-sept ans plus tôt, un mardi de décembre. « Tout comme moi, tu te souviendras de ce jour toute ta vie. » Tu avais prononcé ces mots avec solennité, une main sur mon épaule. Ce fut, en effet, un jour inoubliable...

Nous avions fait les courses ensemble, choisissant précautionneusement les ingrédients pour tes fameux roulés de saumon aux pommes et au ginseng. Je t'avais questionné sur le ginseng. Ta réponse avait été simple : « Une plante qui te rendra fort. » Nous avions préparé des filets de skrei, délicatement déposés sur un tapis de tomates et de pommes confites. Les pommes encore, ta passion de toujours : « Des fruits simples et indispensables. » Tout comme toi. Tu avais apporté le plat fumant sur la table en bois, me servant comme un roi, « le roi de la forêt », comme tu aimais m'appeler. J'avais mordu avec bonheur dans ton gâteau pommes cannelle épais, plus crémeux que jamais. J'avais bruyamment manifesté ma joie et tu m'avais dit, toi qui aimais tant le calme, que ce jour-là était le mien et que j'avais tous les droits.

Mes amis avaient tous une mère et un père, moi je n'avais que toi et cela me semblait pourtant naturel, je ne l'avais jamais connue. Tu étais parti après le repas pour l'île d'Utoya. « Moi, ce n'est pas mon anniversaire ! » Tu devais prendre de l'avance pour organiser les repas de la semaine suivante. Un nouveau groupe venait, qui te séparerait de moi. Je ne comprenais pas ce que des groupes venaient faire sur cette île, mais je te disais à chaque fois la chance qu'ils avaient de t'avoir comme cuisinier.

Pour la première fois, je t'avais attendu, seul, plusieurs heures, dans notre maison de Sollihogda, avec pour consigne de ne pas sortir et pour mission de faire exactement ce que je souhaitais, jusqu'à ton retour. « Tu as dix ans maintenant, tu peux rester seul. » Fierté partagée.

Tu avais pris la navette fluviale. Tu avais sans doute salué Fredrik, ton ami d'enfance avec qui l'échange de regards et le hochement de têtes suffisaient généralement à la compréhension. Peut-être avais-tu été ce jour-là plus bavard que d'habitude, emporté par l'enthousiasme de notre fête à deux. Puis tu avais marché deux cents mètres en direction du bâtiment principal, celui de ta cuisine.

* * *

La déflagration a tout déchiré. Le silence, ton corps, nos existences. Une balle a pénétré le bas de ton dos, te paralysant d'abord, t'ôtant la vie ensuite, deux étapes fulgurantes qui précédèrent ta chute lourde sur un sol sec. Tu as mis deux secondes pour tomber. Il m'a fallu dix ans pour me relever.

Fredrik est venu me parler en fin d'après-midi. Il avait les yeux rougis. Il ne faisait pas froid, pourtant. Je lui ai fait remarquer. Je n'ai pas compris ses paroles, pourtant explicites : « Viens avec moi, ton père est mort dans le massacre. » Je l'ai suivi sans un mot, revenant simplement sur mes pas pour emporter le dernier morceau de gâteau, comme une ultime miette de lui.

***

Fredrik s'est occupé de moi. Il parlait peu. Moi aussi je me suis tu à compter de ce jour. Nous vivions de notre mieux tous les deux.
J'ai d'abord voulu effacer tes traces, effacer les marques de nos pas qui jusque-là se confondaient. Tel un animal pourchassé cherchant à échapper à je ne sais quel prédateur. Le danger vient toujours de l'arrière, je regardais devant, et tu n'y étais pas. Tu ne pouvais pas y être.

Le jour de mes treize ans, il a insisté pour me montrer quelque chose dans le jardin de ta maison. Elle était restée vide, mais il l'entretenait avec fidélité. Dans quel but ? Je mis longtemps à comprendre qu'il s'agissait de me permettre d'y vivre le jour où je le déciderais. Près du tas de compost, un arbre avait poussé, un premier fruit se développait. Une pomme. Une simple petite pomme dont je me dis qu'elle était issue des pépins jetés le jour de mes dix ans. Une pomme qui me montrait la voie. Je me mis alors à planter chaque année de nouvelles graines dans le champ jouxtant la maison, un champ aujourd'hui devenu mon champ de pommiers. Mon verger.

Dix ans, c'est le temps qu'il m'a fallu pour faire croître ce que tu avais planté en moi. La force de vie, que tu avais su conserver après la perte de tes proches et que tu m'avais confiée pour toujours. La simplicité. La capacité à éliminer les sentiments qui pourraient me nuire. Bien sûr, je me suis souvent laissé envahir par le chiendent de la haine. La tristesse m'a inondé et aurait pu me noyer. Mais je pensais alors à ta fameuse phrase : « Si j'ai envie de pleurer, je mange des pommes et je bois du vin. » Principe hérité de ta mère, qui certifiait aussi : « Méfie-toi de l'eau, trop de gens s'y noient. » Le soir de mes dix ans, tu voulais me confier la vérité sur la mort de ma mère, à quelques jours du terme. L'accident. Le bateau percuté. Par l'arrière, déjà. J'avais été sauvé in extremis. Elle, non. Fredrik s'est chargé plus tard de m'expliquer tout cela, avec ses mots, maigres et maladroits.

***

Vingt ans. J'ai vingt ans aujourd'hui, et j'emménage dans ta maison. Ce matin, j'ai réveillé Fredrik et je lui ai annoncé que je m'installais chez moi. Il a souri et est venu partager des roulés de saumon au ginseng et aux pommes, des filets de skrei sur un tapis de tomates et de pommes confites, puis un gâteau pommes cannelle, excessivement crémeux.
Je lui ai dit : « Merci, Fredrik, merci pour ces dix ans. » Il a souri, les yeux plissés et humides. C'est tout.

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