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Chaque adulte garde en mémoire les lieux qui ont marqué son enfance. Il lui suffit de fermer les yeux pour les visualiser et faire aussitôt resurgir les émotions qui y sont rattachées. Lorsque je me plonge avec nostalgie dans les entrailles de mon enfance, un lieu imposant occupe tout l'espace : le château de mon père.
Mon père se lança dans une aventure de châtelain peu après mes six ans. Un soir de début d'automne, il quitta brusquement notre appartement, une lourde valise noire à la main. Ses yeux étaient embués lorsqu'il nous embrassa une dernière fois, mon frère, ma sœur et moi, avant de franchir la porte de l'appartement familial situé dans un immeuble gris et austère surplombant le périphérique parisien. Il devait être trop pressé pour nous donner les raisons de ce départ soudain. Ma mère s'en chargea donc : Papa envisageait d'acheter un magnifique château à une trentaine de kilomètres de chez nous. La voix chevrotante, elle nous expliqua ensuite que nous ne pourrions pas nous y installer avec lui. Puis, prenant un air mystérieux, elle nous murmura que, comme dans les contes qu'elle nous lisait le soir, mon père avait dû accepter de se soumettre à une épreuve pour pouvoir devenir le propriétaire de cet endroit : y vivre seul pendant trois mois. L'épreuve, aussi dure soit-elle à endurer pour toute la famille, comportait une clause qui nous redonna un timide sourire : deux dimanches par mois, nous pourrions rendre visite au châtelain.
Encore aujourd'hui, je pose un regard et des mots d'enfant sur nos escapades dominicales. À l'heure où les gens se pressaient dans l'église de mon quartier pour y vénérer leur dieu commun, nous partions donc en voiture en fin de matinée célébrer un dieu qui n'appartenait qu'à nous. Le château de Papa m'impressionnait car il était situé au milieu de nulle part, entouré de champs à perte de vue. Une route très rectiligne, bordée de gigantesques peupliers que Maman trouvait « raides comme la justice », nous conduisait aux abords du prestigieux édifice. Collé à la vitre latérale de la voiture, j'apercevais entre les arbres les deux donjons placés aux extrémités de la façade. Il n'est pas très joli le château de Papa, me disais-je. Les hauts murs étaient grisâtres et aucune décoration florale n'avait été prévue pour embellir les abords de la bâtisse. Lorsqu'on sonnait à la porte de l'immense entrée, ce n'était pas Papa qui ouvrait. Le châtelain avait à sa disposition plusieurs majordomes habillés comme des policiers. Avant de nous conduire vers Papa, ceux-ci vérifiaient le panier de Maman qui contenait des crêpes, du chocolat, des cigarettes, bref tout ce qui faisait plaisir à Papa. Ensuite, ils nous emmenaient vers le salon où le seigneur des lieux nous recevait pendant deux heures. Il faisait froid dans cette pièce, mais la chaleur était dans nos cœurs, pensais-je alors. D'interminables parties de Monopoly égayaient ces moments de complicité retrouvée. Je me souviens que Papa s'énervait toujours lorsqu'il devait s'arrêter à la case « Prison ».
Il avait toujours le sourire ; pourtant, très tôt, j'ai compris qu'il n'était pas heureux dans cette demeure. La vie de château n'était manifestement pas à la hauteur de sa réputation. Papa regrettait de ne pas pouvoir nous faire visiter sa chambre. Cela doit faire partie de l'épreuve, concluais-je. Nous le quittions à regrets en milieu d'après-midi. Alors que la voiture de Maman s'éloignait du château, je me retournais une dernière fois pour photographier mentalement l'endroit et en conserver le souvenir jusqu'à notre prochaine visite. Sous les remparts, bien au centre, on lisait cette inscription en lettres noires : « Fleury-Mérogis ». Drôle de nom pour un château sans fleurs.
Finalement, la vie de châtelain ne plut pas à mon père. Il se plaignait du froid, de la saleté et de la solitude. Trois mois précisément après son départ précipité, il nous rejoignit pour le réveillon de Noël et le bonheur reprit son cours dans notre modeste appartement. Les donjons et les remparts ne lui manquaient pas. Peu bavard sur son séjour dans la forteresse, il se contenta de nous dire, un jour, la tête anormalement baissée, que « c'était une erreur », que « tout le monde peut faire des erreurs ». Par cette phrase, il jeta définitivement cette parenthèse de sa vie et de la nôtre dans les oubliettes familiales.
Trente années plus tard, il m'arrive pourtant encore de fermer les paupières pour entrevoir cet étrange château qui fit de mon père, le temps d'un automne, un héros de conte contemporain. Reviennent aussitôt à ma mémoire la valise noire, les odeurs de crêpes et les éclats de rire des dimanches. Mes yeux s'emplissent alors de larmes mélancoliques et le château finit par disparaître dans un épais brouillard.
Mon père se lança dans une aventure de châtelain peu après mes six ans. Un soir de début d'automne, il quitta brusquement notre appartement, une lourde valise noire à la main. Ses yeux étaient embués lorsqu'il nous embrassa une dernière fois, mon frère, ma sœur et moi, avant de franchir la porte de l'appartement familial situé dans un immeuble gris et austère surplombant le périphérique parisien. Il devait être trop pressé pour nous donner les raisons de ce départ soudain. Ma mère s'en chargea donc : Papa envisageait d'acheter un magnifique château à une trentaine de kilomètres de chez nous. La voix chevrotante, elle nous expliqua ensuite que nous ne pourrions pas nous y installer avec lui. Puis, prenant un air mystérieux, elle nous murmura que, comme dans les contes qu'elle nous lisait le soir, mon père avait dû accepter de se soumettre à une épreuve pour pouvoir devenir le propriétaire de cet endroit : y vivre seul pendant trois mois. L'épreuve, aussi dure soit-elle à endurer pour toute la famille, comportait une clause qui nous redonna un timide sourire : deux dimanches par mois, nous pourrions rendre visite au châtelain.
Encore aujourd'hui, je pose un regard et des mots d'enfant sur nos escapades dominicales. À l'heure où les gens se pressaient dans l'église de mon quartier pour y vénérer leur dieu commun, nous partions donc en voiture en fin de matinée célébrer un dieu qui n'appartenait qu'à nous. Le château de Papa m'impressionnait car il était situé au milieu de nulle part, entouré de champs à perte de vue. Une route très rectiligne, bordée de gigantesques peupliers que Maman trouvait « raides comme la justice », nous conduisait aux abords du prestigieux édifice. Collé à la vitre latérale de la voiture, j'apercevais entre les arbres les deux donjons placés aux extrémités de la façade. Il n'est pas très joli le château de Papa, me disais-je. Les hauts murs étaient grisâtres et aucune décoration florale n'avait été prévue pour embellir les abords de la bâtisse. Lorsqu'on sonnait à la porte de l'immense entrée, ce n'était pas Papa qui ouvrait. Le châtelain avait à sa disposition plusieurs majordomes habillés comme des policiers. Avant de nous conduire vers Papa, ceux-ci vérifiaient le panier de Maman qui contenait des crêpes, du chocolat, des cigarettes, bref tout ce qui faisait plaisir à Papa. Ensuite, ils nous emmenaient vers le salon où le seigneur des lieux nous recevait pendant deux heures. Il faisait froid dans cette pièce, mais la chaleur était dans nos cœurs, pensais-je alors. D'interminables parties de Monopoly égayaient ces moments de complicité retrouvée. Je me souviens que Papa s'énervait toujours lorsqu'il devait s'arrêter à la case « Prison ».
Il avait toujours le sourire ; pourtant, très tôt, j'ai compris qu'il n'était pas heureux dans cette demeure. La vie de château n'était manifestement pas à la hauteur de sa réputation. Papa regrettait de ne pas pouvoir nous faire visiter sa chambre. Cela doit faire partie de l'épreuve, concluais-je. Nous le quittions à regrets en milieu d'après-midi. Alors que la voiture de Maman s'éloignait du château, je me retournais une dernière fois pour photographier mentalement l'endroit et en conserver le souvenir jusqu'à notre prochaine visite. Sous les remparts, bien au centre, on lisait cette inscription en lettres noires : « Fleury-Mérogis ». Drôle de nom pour un château sans fleurs.
Finalement, la vie de châtelain ne plut pas à mon père. Il se plaignait du froid, de la saleté et de la solitude. Trois mois précisément après son départ précipité, il nous rejoignit pour le réveillon de Noël et le bonheur reprit son cours dans notre modeste appartement. Les donjons et les remparts ne lui manquaient pas. Peu bavard sur son séjour dans la forteresse, il se contenta de nous dire, un jour, la tête anormalement baissée, que « c'était une erreur », que « tout le monde peut faire des erreurs ». Par cette phrase, il jeta définitivement cette parenthèse de sa vie et de la nôtre dans les oubliettes familiales.
Trente années plus tard, il m'arrive pourtant encore de fermer les paupières pour entrevoir cet étrange château qui fit de mon père, le temps d'un automne, un héros de conte contemporain. Reviennent aussitôt à ma mémoire la valise noire, les odeurs de crêpes et les éclats de rire des dimanches. Mes yeux s'emplissent alors de larmes mélancoliques et le château finit par disparaître dans un épais brouillard.
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