L'aller-retour d'un Allemand

Pourquoi Papa ne raconte jamais ses expériences avec la guerre avant 1944 ? Je sais qu’il a été au front en Russie depuis le début de la guerre en 1941. Était-il impliqué dans des crimes de guerre ? Journal intime d’Axel du 14 septembre 1950, 12 ans.
Axel grandissait dans les années 1950 dans une famille ravagée par la colère et la déception, suite à la campagne de dénazification en Allemagne de l’Ouest.

Pourquoi Tonton est si furieux contre le parti socialiste ? Il me semble que c’est plus qu’un complet désaccord avec leurs idées politiques. Soutient-il les groupes d’extrême droite ? Et sa répugnance pour les Juifs ! Je n’ai personnellement jamais vu de Juif depuis ma naissance. Qu’est-ce qu’il cache derrière ses opinions ? Journal intime d’Axel du 12 novembre 1952, 14 ans.

Je me suis encore disputé avec Papa pendant des heures en lui expliquant les raisons favorables d’une société tolérante offrant des opportunités pour chaque personne, peu importe leur couleur, leur religion, leur âge ou encore leur sexe. Comme d’habitude, il dit que je suis trop jeune pour comprendre ma nation dans toute sa complexité. Il fait la sourde oreille quand je lui parle d’égalité, il me traite d’insolent et se plaint de mon comportement soi-disant « inacceptable » envers mes professeurs. Journal intime d’Axel du 15 juin 1953, 15 ans.

Mes professeurs sont vraiment des ignorants et de grossiers ânes bâtés ! Ils ne peuvent même pas faire la distinction entre Baudelaire et les Contes de la Mère l’Oye. Comme Papa, ils passent leur temps à nous sermonner et nous empêchent de discuter ! Mes camarades et moi ressemblons à une formation militaire, tous au garde-à-vous, avec un silence forcé, n’ayant pas même le droit de poser des questions. Soumission absolue ! Et franchement, je ne tolère plus cette pression, ni chez moi ni à l’école. Je ne sais pas si je pourrai survivre jusqu’au mon certificat de fin d’études. Journal intime d’Axel du 15 juillet 1954, 16 ans.

Pendant les congés scolaires, Axel s’absentait de la maison. Il voyageait à travers toute l’Europe, particulièrement dans les pays limitrophes comme la Suisse et l’Italie, et plus loin encore, vers les pays du Sud de l’Europe.

Quels plaisirs d’être loin de l’Allemagne et de respirer l’air frais, certainement plus démocratique que la discipline déprimante imposée dans ma patrie. Même en Yougoslavie, qui est loin d’être un pays libre, je me sens quand même émancipé du climat abrutissant de l’Allemagne. Peut-être que le sentiment de libération est proportionnel à la distance de chez moi ? Journal intime d’Axel du 18 août 1955, 17 ans.

Axel trouva un poste de stagiaire dans une maison d’édition. La formation se concentrait essentiellement dans l’imprimerie mais Axel conservait toujours ses intérêts pour la littérature et la philosophie.
À la fin de son apprentissage, il se retrouva en Suisse et il s’inscrivit dans un collège en alternance. Les étudiants du collège étaient tous mécontents et frustrés de leur formation, de leurs familles et de leurs sociétés respectives, et on se réunissait et rêvait d’utopie.
Parmi les étudiantes, il rencontra une jeune femme danoise, Alma, pour qui il eut un coup de foudre. Ils étudiaient ensemble et faisaient de la randonnée en Suisse. Ils rêvaient d’une nouvelle vie et pour Axel, ce rêve incluait la possibilité d’une existence en dehors de l’Allemagne.

J’ai aujourd’hui déclaré mon amour à Alma mais parviendrons-nous à nous entendre sur notre avenir ? Je ressens son amour mais je sais bien qu’elle ne veut pas déserter son pays et sa famille. La Suisse lui plaît mais elle insiste pour qu’on habite au Danemark. Pour moi, ce n’est pas vraiment un problème car je ne déserterais certainement pas l’Allemagne ; j’y renoncerais. Journal intime d’Axel du 2 septembre 1960, 22 ans.

L’entrée au Danemark marqua un monde nouveau, sans sentiment de culpabilité pour des crimes de guerre, et au début, le pays lui semblait être un paradis. Peu à peu, Axel s’acclimata au pays et à la langue. Il obtint sans difficulté un poste chez le père d’Alma, gérant d’une imprimerie.
Il y avait des problèmes sur le chantier. Axel remarqua tout de suite un manque de compétences des ouvriers, qui eux se sentaient injuriés par ce qu’ils considéraient comme de l’intolérance et un manque de compréhension des règles de travail danoises.

«  Chers Messieurs les imprimeurs, dit Axel, en tant que contremaître, je voudrais vous rappeler quelques règles importantes, notamment sur la ponctualité. Tout le monde doit être à son poste à huit heures précises, pas dix minutes après, sans exception ! Et dorénavant, tout le monde devra pointer.
- Cher Monsieur le contremaître, vous n’avez aucune compréhension des coutumes de travail danoises. Même si nous arrivons 5 ou 10 minutes en retard, nous savons tout remettre en état avant la fin de la journée. Dans notre pays, peut-être pas dans le vôtre, la vie privée reste primordiale. Et vous ne trouverez jamais de défauts dans le produit final.
- J’insiste que quand quelqu’un commence ses tâches même quelques minutes en retard, le travail des autres est retardé et finalement endommagé. Quand on insiste que ses fonctions ne doivent pas suivre de règles, ça gêne tous les autres ! La ponctualité et la discipline sont toujours fondées sur les besoins de l’entreprise et ne peuvent pas se subordonner aux caprices des employés. »

Je vois que je n’ai pas établi de liens satisfaisants avec mes collègues. Ils m’appellent le « Nazi » derrière mon dos et disent qu’ils travaillent comme des esclaves. Même Alma me réprimande en disant que le Danemark n’est pas le même pays que l’Allemagne. Et notre projet de mariage ? Toujours dans le flou. Alma semble toujours être d’accord avec moi mais je perçois son hésitation quand je lui parle de mes projets d’avenir. Je suis sûr quand même que nous résoudrons sans difficulté tout cela. Ce n’est qu’un nid de poules sur notre voie ! Journal intime d’Axel du 27 janvier 1964, 26 ans.

Axel reçut soudainement un télégramme lui informant que sa mère en Allemagne était très malade. Le père d’Alma lui donna la permission de prendre quelques semaines de congés. Après un mois chez sa mère, il fut étonné de recevoir un avis impersonnel lui informant qu’Alma annulait le mariage sans aucune explication.

Voilà ce qu’on pouvait lire à la fin du journal intime de jeunesse d’Axel :

Incroyable ! Bizarre ! Comment est-ce arrivé ! Alma a disparu ! Nous nous sommes disputés sur les conditions du chantier. Nous avons discuté des écarts entre nos deux sociétés. Est-il possible que je n’ai pas fait attention à ses plaintes ? M’a-t-elle donné des signes de danger, qu’elle était dans le doute sur notre mariage ? Elle hésitait toujours à être franche avec moi et maintenant : elle a fui ! Est-il possible qu’elle ait eu peur de me parler directement ? Suis-je trop franc, trop « allemand » ? Ai-je trop insisté que j’avais raison ? Est-ce que mes principes sont les seuls importants ? Je me demande si notre amour né en Suisse ne s’est pas évanoui au Danemark. Serai-je donc éternellement un Allemand ?