L'affaire Tchang...

En l'an de grâce 2020, sur la lande autrefois généreuse, le gris de la désolation avait pris le dessus sur le vert de la fertilité.
Les chemins blancs jadis encombrés de carrioles et autres charrettes à bras, bondées de victuailles destinées aux marchés locaux de notre belle région du Lot et Garonne, "Pays du bien vivre" comme aimaient à le prétendre les anciens, étaient déserts...
Si loin que nos yeux se portaient, nous ne pouvions rien voir d'autre que des pruniers laissés à l'abandon, des parcelles de maïs aux épis brûlés, et des vaches faméliques cherchant désespérément un brin d'herbe à brouter...
Où donc étaient passés ces champs de légumes à perte de vue !
Le confinement avait été ordonné par le Préfet DINDON, et des dépistages systématiques avaient conduit nombre de familles de canards gras à l'exil...
Les voies d'atterrissages réservées aux volatiles étrangers, aux abords des poulaillers de la commune de Saint Pardoux Isaac, étaient gardés par des corbeaux de la sécurité sanitaire, interdisant toute intrusion sur le sol français.
Mais pourtant sur une piste désaffectée à quelques encablures de la tour de contrôle, dépeuplée des oies de Guinée qui géraient voilà encore un mois le trafic aérien, venait de se poser en toute discrétion une famille de canards sauvages chinois...
Il s'agissait de la famille Tchang, le père, la mère et les deux enfants...
Chez les Tchang, la tradition voulait que l'on finisse "canard laqué" sur les plus prestigieuses tables de Chine, et ce, depuis des millénaires...
Cette fois, le coronavirus les avaient chassés du circuit culinaire asiatique, et Phao Tchang le père, avait décidé de tenter pour sa famille la filière du "canard gras du Sud-ouest"...
Quelques jours plus tard, tout près d'une conserverie dans laquelle quelques pintades reconnus saines, conditionnaient au compte-goutte des boîtes de confit de canard, tandis qu'une autre équipe levait des magrets, sur l'unique tapis roulant encore en fonction, les Tchang venaient de se placer devant la table d'abattage...
"Mourir en magret immigré, plutôt que le déshonneur de l'incinérateur en Chine" avait dit Phao à sa famille.
Hélas, au trombinoscope de la conserverie, œuvrait le redoutable Ferdinand, un coq physionomiste formé dans la prestigieuse école du GIPN (Groupement d'Intervention du Poulet National), et rompu aux meilleures techniques de la sécurité sanitaire.
La tâche de reconnaissance faciale lui fut facilitée, il faut l'avouer, par les yeux bridés de la famille Tchang, qui trahissaient leurs origines étrangères.
La sanction fut immédiate...
Quelques secondes plus tard, sans même qu'ils s'en rendent compte, les Tchang venaient de s'engouffrer dans le couloir de la mort certes, mais celui où l'on électrocutait les contrevenants et les clandestins, avant de les jeter dans un charnier, couvert de chaux vive, et dans l'anonymat le plus total...
C'est alors qu'une porte dérobée s'ouvrait, et que Marie Laplume, capitaine de l'équipe féminine de Hand-ball de Sarlat, employée en intérim le temps que l'interdiction des matchs en présence de public ne soit levée, invitait la famille Tchang à se cacher provisoirement dans une pièce attenante, les sauvant ainsi d'une mort déshonorante.
5 ans plus tard, la pandémie était éradiquée, et dans notre magnifique région du Sud-ouest, redevenue verdoyante et fertile, les Tchang devenaient officiellement résidant du peuple ailé de France, renonçant à leur destin de finir en canard laqué en ouvrant un restaurant chinois aux portes de Miramont de Guyenne.
Depuis, après les matchs de Hand-ball, les joueuses se réunissent chez les Tchang, et désormais, le "nem riz cantonnais" a supplanté le "magret frites".
Dyonisos