Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité. Puis, plus rien. Le silence. Un silence assourdissant. Cela faisait trois mois qu'on l'attendait. Attendre tout ce temps pour ça. Soixante secondes. Si on m'avait dit il y a une dizaine d'années que j'en aurais autant besoin, j'aurais ri à gorge déployée. Et pourtant, me voilà, guettant le moindre nuage gris à longueur de journée. Je me rappelle encore ces matins, où, pressé de vaquer à mes occupations je prenais ma brosse, y étalais un rail de dentifrice, tournais le robinet pour mouiller le tout, puis laissais couler. L'eau. Sa présence était si naturelle, que je la prenais pour un dû, une part entière de ma routine. Je ne la remarquais même pas. Enfin, si ; quand elle était trop froide ou trop chaude. Sinon, elle était si présente qu'elle n'en existait plus.
Quand la grande sécheresse est arrivée, j'ai d'abord cru que cela ne durerait pas. On avait encore des réserves d'eau donc cela ne m'inquiétait pas vraiment. Je me disais aussi que le gouvernement trouverait un moyen ou que la communauté internationale nous viendrait en aide. De toutes les façons, c'était le cadet de mes soucis. Puis, un matin – comme tous les matins – j'ai pris ma brosse, y ai étalé une ligne de dentifrice, tourné le robinet et rien. Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité. J'ai d'abord cru qu'il y avait une panne. Mais il n'en était rien. Je collai une oreille au robinet. Je ne sais pas ce que je cherchais, mais j'espérais entendre quelque chose. J'attendais le bruit rassurant, plein de fracas, de cette eau qui coule. Donc je collais mon oreille et je ne recevais en retour qu'un silence angoissant.
En y repensant, je me demande comment on ne l'a pas vu venir. Ce n'étaient pas les signes qui manquaient. Les scientifiques ne faisaient que nous rebattre les oreilles à propos de ce réchauffement qui viendrait. Il y avait aussi ces gamins qui pensaient savoir mieux que quiconque ce qui était bien pour mère Nature. Je trouvais aussi assez absurde que les pays qui polluaient le moins soient enclins à souffrir le plus du réchauffement climatique. Je préférais me rassurer en me disant que c'était aux dirigeants de faire ce qu'il fallait. Après tout, ils ont été élus pour ça. Qu'est-ce que moi citoyen-lambda-sans-aucun-pouvoir j'aurais pu faire ? Un seul homme ne peut pas changer le monde et ce n'était pas le Christ qui allait me dire le contraire.
Sauf que les hommes collectivement sont capables du meilleur comme du pire. Les dirigeants des États du Nord ont d'abord refusé de nous venir en aide. Ils disaient que ce n'étaient pas leurs affaires et que nous avions toujours clamé notre souveraineté alors il était temps de s'en montrer digne. Il y a eu ensuite la première guerre de l'eau. Deux grands États voisins ont fait périr leurs fils dans une bataille pour le contrôle d'un fleuve qui autrefois ne représentait pour eux qu'une frontière naturelle sans aucun intérêt. La fameuse communauté internationale est alors intervenue et a décidé de placer le cours d'eau sous un protectorat international. Certains racontent avoir vu des citernes d'eau être héliportées par la suite, mais la communauté internationale qui n'a de communauté que le nom a nié et promis de mener ses enquêtes et de sévir.
En attendant, nous manquions d'eau. Le bétail était de plus en plus maigre et les tomates moins juteuses. Je les préférais quand même à celles fabriquées en laboratoire qu'on nous revendait très cher. Les avancées technologiques ont permis aux États du Nord de procéder au dessalement de l'eau de la mer et ceci a changé la donne. L'immigration économique déjà catastrophique s'est transformée en immigration hydrique entrainant la deuxième guerre de l'eau. Les États du Nord ont alors décidé de partager leur précieuse eau avec nous (et pas la technologie) en échange de nos matières premières (uranium, or, diamant, cobalt). Nos dirigeants se sont félicités entre eux d'avoir pu négocier un accord aussi important. Dans les journaux, on parlait de ces nouveaux riches, les premiers milliardaires de l'eau. C'étaient des ingénieurs qui étaient parvenus à retirer de l'eau potable de n'importe quelle matière hydrophile. Les premières citernes d'eau sont arrivées un mois après ; puis des milliers d'autres ont suivi. Cependant, pour la répartition, la société nationale d'eau et d'électricité nous la revendait à un prix exorbitant et il pouvait s'écouler des jours sans eau, des semaines, des mois. Pendant ce temps, au palais présidentiel, l'eau avait remplacé le champagne et on buvait à s'en péter le bide.
Cela faisait donc trois mois qu'on n'avait pas d'eau. Les quelques réserves que j'avais constituées étaient presque épuisées. J'avais pourtant respecté la consigne du ministère de la Santé qui repassait en boucle toute la journée : "Pour votre santé, buvez 25 centilitres d'eau par jour !". Dans les rues, il y avait comme une odeur de mort. C'était difficile d'avoir assez d'eau pour s'hydrater et faire sa toilette. Certains avaient dû faire un choix, et cette odeur nauséabonde témoignait du fait qu'ils étaient nombreux à avoir bu leur eau. L'odeur. Elle me piquait les narines et me remplissait le ventre, mais je devais résister à l'envie de vomir si je ne voulais pas être déshydraté.
Chaque matin, je me levais et je regardais le ciel. Je le fixais intensément comme si l'intensité de mon regard suffirait à convaincre les nuages de se vider et de faire tomber quelques gouttes. Le ciel lui demeurait insensible à mes yeux doux. Il me restait une citerne d'eau. C'était la bouée qui me permettait de ne pas me noyer dans cette vaste étendue de désespoir. Sans elle, je serais probablement devenu fou ou j'aurais rejoint l'un des nombreux cultes créés ces dernières années pour prier Mami Wata, la déesse des eaux, de nous venir en aide.
Aujourd'hui comme chaque jour, j'ai regardé le ciel. Le soleil m'a répondu avec un rayon ardent qui m'a brulé la rétine. Et comme d'habitude, j'ai inspecté les puits que j'avais creusés dans la cour de la maison comme nous l'avait recommandé le gouvernement. Ils étaient toujours aussi vides et secs. Dépité, j'allais retourner me coucher, quand je l'ai entendue marteler le toit de la maison. J'ai d'abord cru que je perdais la tête. Puis, la pluie. Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité. Et à la fin, quelque chose de différent dans l'air. Ce n'était pas l'odeur. Non. Elle, je la connaissais déjà. C'était un parfum familier que je n'avais plus senti depuis longtemps. Le pétrichor.