La renaissance d’Adrar

Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité.  Ce jour-là, le soleil naissait sur Adrar, cependant, le diable battait sa femme et mariait sa fille. Les enfants sortaient pour tirer avantage du beau temps et profitaient de la brise légère qui leur caressait le visage. Malgré la pluie, aucun élève ne voulait rester chez lui, étant donné que les premières perceptions donnent les meilleures impressions. Quelques heures plus tard, les cirrus voilèrent l'étoile du jour, le ciel s'enlisait dans l'infini et le soleil ne perçait plus les ombres.
Le temps a cessé d'être compté depuis que leurs  regards se sont croisés. Rien n'importait que leur présence l'un en face de l'autre. Ils se sont regardés sans que l'un d'entre eux ne pipât mot. Les yeux en amande de la jeune éprise signifiaient ce que sa bouche n'osait dire. Il y a eu bel attrait on aurait dit les joyeuses retrouvailles de deux âmes qui s'étaient rencontrées dans un autre espace-temps.
Goundo était fraîche comme une rose ; on dirait que Guéno avait mis tous ses soins pour modeler son corps svelte et gracieux. Resplendissante comme la lune et dotée d'une grande sensibilité, elle rêvait de liberté, d'un monde où l'humanisme serait le credo de tout le commun des mortels. Son apostolat, émanciper Adrar qui pliait l'échine sous le faix des morgues identitaires.
 
Un sentiment irrésistible d'inadaptation sociale tenait et grignotait, Med, en cette région où beaucoup pensaient qu'une vie quiete était envisageable dans le repli communautariste. Peuls, Wolofs, Maures et Soninkés, chacun se renfermait sur lui en vue de la sauvegarde de sa culture et de crainte de se dissoudre. Et, cela retordait les boyaux de Med depuis sa prime jeunesse. Il était morose jusqu'à ce soir où Goundo, l'ange aux cheveux d'ébène et au regard flamboyant de soleil vînt à sa rencontre pour le délivrer de sa gigantesque anxiété ; cependant, des lueurs pourpres emplissaient la mezzanine de leur demeure et les ombres s'élançaient sur Adrar. Un zéphyr, venant d'une colline sise à la lisière d'un oued, les frôlait. Au feu du corps de la petite Goundo, Med se sentait auréolé de grâce. Au fil de leur discussion son cœur gagnait la crête secrète de l'optimisme ; néanmoins il était contraint de lui dire de rentrer avant l'arrivée de son père.
Ils se sont donné rendez-vous au lendemain à 17 h à plage de l'oued. Med est allé sur le balcon et l'a regardée disparaître entre les murs badigeonnés d'Adrar. En ce moment-là, son père était à la mosquée. Il avait coutume d'y rester après le maghreb jusqu'à l'Ishaa pour dévider son chapelet et débiter ses litanies vespérales.
 
Le lendemain, au bout du petit matin, Med s'est réveillé. Il a lu dix pages de «La transatlanticité» d'Ethamne Sall. Lire était sa manière à lui de tromper sa solitude. Il était éclectique. Tout l'intéressait. Et, profondément, il était homme de toutes les obédiences. Il n'y avait pas d'école ce jour-là alors il est resté à la couche. Il était obnubilé par sa rencontre du soir  avec Goundo. La journée avançait à pas mesurés. Il s'impatientait comme s'il y avait le feu au lac.
 
Le soir venu, Med s'est dirigé vers la colline sous les majestueux pieds desquels coulait une source cristalline.
À  17 h 15, ils se sont retrouvés à l'endroit prévu. C'était un jeudi. Le père de Med se rendait, comme à l'accoutumée, à la grande mosquée de leur confrérie mystique que le fils qualifiait d'hérétique.
La plage  était imprégnée du parfum d'araucaria et du chèvrefeuille. Ils auraient aimé posséder un pouvoir surnaturel pour suspendre l'envol du temps qui courait à tombeau ouvert afin d'éterniser cet été indien. Ils marchaient avec désinvolture sur la grève avant de se rendre au restaurant «Mets poétiques» situé à deux envolées de la plage. À peine, ils ont pris place en face du comptoir, Med a vu son père passer à grandes enjambées en direction de la grande mosquée. Ce dernier l'a vu aussi ; soudain le cœur du petit battait la chamade mais il s'est décidé à vivre pleinement cette soirée.
Il a commandé un jus d'orange quant à Goundo, un café au chocolat chaud. Ils ont parlé longtemps du Grand soir, de faire tabula rasa de toutes mœurs décadentes. Quand ils ont fini de boire à petits coups leurs boissons et de s'entretenir ; Med a payé la note et ils sont rentrés à bord d'un Tuk-tuk.
 
Cette nuit-là, son père est rentré à minuit. Med l'a entendu depuis la porte principale vociférer, venir à  porte et pénétrer sa chambre sans son autorisation. Il y avait sur sa table de chevet des ouvrages tels que «Philosophie de la relation» de Glissant, «1984» de George Orwell, «La conversion» de Baldwin.  Ce dernier les a ramassés puis les a jetés au brasier. Goundo était noire. Et, son père n'aimait pas les noirs.
Ainsi commençait le calvaire de sa mère que son père accusait de n'avoir pas été si vigilante. «C'est de ta faute si mon fils traîne avec une sale noire», s'est-il écrié. Il était interdit de sortir pendant un mois. Plus d'école. Un mois pas jour de soleil ; avant de l'envoyer dans son patelin lointain. Son hameau perdu au cœur de l'Afrique dont les maisons étaient en banco et éparpillées avec deux mosquées. Pas d'intérêt, pas de téléphone. Sous le ciel torride de ce village, il avait des jours où le jeune exalté rêvait de mourir dans les bras de Goundo. Abandonné, Med était condamné à l'éternel roulis entre des passages à vide et des liesses éphémères. Il était une proie que rongeait le vague à l'âme. Il se desséchait. Plusieurs années se sont écoulées mais l'absence demeurait un coup de canif dans sa chair éprise.
 
Un jour, il  a appris qu'un changement positif  est survenu à Adrar, que cette contrée est devenue un pays où règne un syncrétisme religieux et un métissage culturel et Peuls, Soninkes, Wolofs et Maures ne se chamaillent plus pour des considérations antédiluviennes. Selon le Journal Segemaade, cela a aperçu la lumière grâce à un groupe de jeunes, Union pour la république, que présidait une jeune peule avec la complicité de quelques ainés assoiffés de changement. Il se doutait que c'était l'intrépide Goundo, la poésie en marche. Son allure plus que toute autre chose en elle était poétique.
Le journal disait aussi que les jeunes adrariens ont précipité le crépuscule du régime militaire et dictatorial. La ville a été rebaptisé "Kumbi" en mémoire du puits sacré autour duquel leurs ancêtres faisaient sept circumambulations pour rompre avec Hari, Gueno, Roogsène, Moros, les divinités anciennes.
 
Un soir, Med était assis sur un banc de sable blanc, le soleil mourant gagnait sa sépulture derrière cette mer dont les moutonnements des vagues noyaient le vide de la nature. Les pêcheurs tiraient leurs pirogues hors de l'eau et rangeaient leurs filets. Dans la brunante, Med chantait un air doux chargé d'espoirs en faveur des adrariens. Sa tête se frayait un chemin à la lisière des rêves – il rêvait d'un amour plus fort que l'horreur qui sévissait dans la ville.
C'était la veille de son cinquième anniversaire, il est allé se promener au bord de la mer de Soringho. Il a vu un couple un peu égratigné par le temps et s'est approché de lui. La femme a tourné son regard vers lui. Il a feint de ne pas les voir. Un moment leurs regards se sont croisés. Elle a couru vers Med. Ce dernier a crié à gorge déployée « Goundo !». Il l'a prise dans ses bras. Cette minute d'accolade l'a consolé de toutes ses journées blessées d'absence et de ces nuitées où ses sanglots peuplaient de la nuit.
Les yeux bondés de larmes de joie, Goundo s'est évanouie. Son époux, un peu crispé et ébahi les a regardés. Nul besoin de lunettes pour s'apercevoir que le feu lui sortait par les yeux. Mais manifestement ce n'était pas le moment d'engager une dispute alors il a accouru à la rescousse de son épouse. Ils l'ont emmenée à l'hôpital de Soringho. Le médecin a touché la plante de ses pieds et les a informés que Goundo est passée de l'autre côté du miroir.
Parfois, une minute suffit à étancher la soif pour toute l'éternité.
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