La petite fille dans les prés

Manon grandit à la campagne.
Drôle de hasard pour cette pré-ado née en ville. Une importante ville du Midi qui depuis l’antiquité attire marins, marchands et talents divers.
Elle vit ce bouleversement avec une surprise éblouie.
La mode ne prône pas encore un retour aux sources, aux préceptes écologistes non, mais par ses origines paysannes, son père aspire à ce retour. Il devient propriétaire en région Midi Pyrénées que l’on n’appelle pas, pour l’instant, Occitanie. Il s’établit non loin de la ville dite rose, Toulouse. Traversée par le canal du Midi, elle a érigé une statue à la gloire de son créateur*.

Le bien, situé au cœur d’un département agricole, se compose d’un beau corps de bâtiment entouré de plusieurs hectares de terres.
La région, quoique souvent balayée par le vent d’autan avec une alternance de pluie et d’ensoleillement, s’avère propice à la culture du maïs et de vignes qui produisent un vin rouge assez prisé. Il subsiste dans la circonscription des exploitations polyvalentes. À toute ferme traditionnelle s’ajoutent quelques bêtes, dont un petit troupeau de moutons. Les prés non clôturés du domaine fournissent une pâture de choix. Eh oui ! l’aire de pacage n’étant délimitée que par quelques haies qui laissent des espaces suffisants pour permettre une évasion, il convient de les surveiller ces moutons.
Pendant ce premier été, lors de ses vacances, ensuite après l’école, cette responsabilité incombe à Manon. À celle-ci, s’ajoute une découverte, celle de la solitude.
Les heures de garde peuvent paraître longues. Par chance, il subsiste à la limite du jardin potager et au début des terres fourragères, un portique qui supporte une balançoire, un trapèze et une corde lisse.
Le corps en transformation de l’adolescente demande du mouvement. Quel bonheur de pouvoir s’ébattre dans une zone qui semble immense après les contraintes d’appartements urbains. Bouger ne l’empêche pas de garder un œil vigilant sur le troupeau. Elle s’invente des exercices, des défis.
Elle installe une grosse ficelle entre deux piquets et la voilà s’essayant au saut en hauteur.
La maison isolée ne comporte pas de récepteur télé. Et pour cause, ils n’ont pas encore pénétré les foyers. Comme elle excelle au cours de gymnastique et comme elle en a observé la pratique sur les stades, elle s’applique à imiter la technique des athlètes. Malgré ses tentatives en ciseaux, elle est presque immanquablement arrêtée par la barrière sans souplesse de la corde.
Par contre, elle réussit à merveille dans l’exécution de la roue. Elle arrive à une magnifique figure, les jambes parfaitement rectilignes, dans un compas ouvert à 135 degrés. Cette estimation ne prétend pas à une mesure scientifique, c’est seulement l’avis de sa sœur aînée quelquefois convoquée au retour du car qui la ramène de son collège situé à Gaillac.
Elle s’applique aussi à une autre performance qu’elle pratique sans difficulté : celle du pont. Sans crainte, elle arque son corps vers l’arrière et se réceptionne sur les bras. La chatte de la maison qui l’observe emprunte par jeu ce passage.
Pour ce qu’il en est de la corde lisse, elle s’y propulse tout en haut avec la légèreté de son physique poids plume.

Aucun prix de prestige ne viendra récompenser ces menus exploits réussis sans y penser. Une mention très bien au brevet sportif la comble. Ce couronnement de ses efforts, elle l’obtient chaussée de façon inappropriée. Et elle passe les épreuves du saut en hauteur nu-pieds. L’éloignement de la ville n’a pas permis d’acheter à temps les baskets adéquats (on ne dit pas encore « sneakers »). Son corps menu, souple et son mental la propulsent. Elle saute et court comme une chevrette. S’envole, enfin tout au moins d’après les contraintes propres à sa classe d’âge, bien au-dessus de l’élastique. Elle passe le relais dans l’épreuve de la course et bat tous les records de vitesse au grimper à la corde.

À l’issue de cette journée grisante, le devoir s’impose. Le soir est tombé quand le car la ramène à la maison. Papa et maman, beaucoup trop occupés par la gestion de la ferme, n’ont pu l’accompagner.
Les moutons sont restés enfermés. L’étable s’agite. La jeune bergère veut s’assurer que leur nourriture a bien été déposée dans les mangeoires.
Prenant son fanal, car leur parc ne dispose pas d’éclairage, munie de cette petite bouteille de gaz surmontée d’une boule de verre qui diffuse une clarté lunaire, elle s’inquiète du confort de ses bêtes.

On n’offre pas de coupes à ces graines de championnes. La distribution des prix à la fin de l’année scolaire lui rendra justice. Ses performances en gymnastique lui valent un joli livre et surtout ce diplôme où son nom apparaît précédé du « mademoiselle », qu’elle voit pour la première fois, car, dans les autres matières, hum, c’est moins brillant.

Manon ne le sait pas encore, son futur lui réserve les honneurs de la presse locale et d’innombrables médailles pour ses nouveaux records.

Plus tard, à l’adolescence, fréquentant toujours les stades avec son club d’amateurs, elle est remarquée pour ses aptitudes à la course et pour son physique.
Curieusement, avec ses longues jambes filiformes qui lui permettent des foulées élastiques, elle apprend être taillée pour la course.
Petit à petit, conservant sa ligne de haricot vert, ses mollets se musclent. Très disciplinée, elle assimile vite la technique de déroulement du pied, celle de la coordination des bras. Et puis c’est une battante. L’effort lui semble naturel. D’ entraînements en compétitions villageoises, elle s’envole, elle gravit les marches du succès.

Si vous pouviez la voir, franchissant les haies avec son corps d’athlète et la grâce d’un jeune animal... c’est un spectacle bouleversant.

Elle ne perd pas pour autant son humilité forgée dans des dépassements qui perdurent depuis l’enfance et, la veille d’une course d’où elle sortira championne, elle dira : « dans la tête, ce n’est pas évident de se donner la permission de gagner.


Note : ce texte a été composé et imaginé à partir de trois personnes qui me sont chères.

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