Là où mène le sport...

Voilà ce que m'a raconté ma voisine, le jour où j'ai réussi l'exploit à mes 30 ans, de me lever de ma chaise d'un seul pied à la fois. Certes, plus facilement du droit mais le gauche, au début réfractaire, a fini par solliciter avec succès l'aide des adducteurs et quadriceps de la cuisse. Le corps a des ressources insoupçonnées...
Voilà comment ma voisine a commencé : « J'ai eu la chance de naître, au siècle dernier, à la fin de la guerre, la deuxième, et mondiale (m'a-t-elle dit en pensant que je n'en avais pas entendu parler), et d'aller dans un lycée, de filles à l'époque, où il y avait étonnamment du matériel sportif comme on n'en trouve plus partout depuis, des cordes avec des nœuds pour apprendre à grimper, sans parler des balles, ballons, tapis de sol mais même aussi un cheval d'arçon. Et le jeudi, notre jour sans classe, il y avait de l'athlétisme pour les volontaires. La prof était stimulante et sympathique à la différence d'autres enseignantes qui débitaient les cours du haut de l'estrade sans se préoccuper de qui suivait ou pas, en particulier au cours de maths où j'ai lâché prise dès la cinquième. Cela ne se rattrape au vol, les maths, pas comme un ballon qui, lui, incite à bondir pour le plaisir du défi, mais qui te redonnera sa chance de l'attraper à nouveau, et sans te pénaliser si tu n'y arrives pas immédiatement. Nous étions c'est sûr plus de quarante élèves et hormis les premiers rangs, ceux des « bonnes élèves », le reste de la classe rêvassait à la Prévert puisqu'il n'y avait guère de smartphones pour se distraire à la dérobée. Bof, on était des filles... et à part savoir évaluer les pourcentages au moment des soldes, les maths n'étaient pas considérées comme une priorité.
J'avais eu l'autorisation de rejoindre les quelques élèves davantage attirées par le sport que par les joies de la maison, incluant d'ailleurs pour certaines, qui n'avaient pas le choix, des tâches ménagères pour aider leur mère de famille nombreuse au foyer.
J'étais l'une des trois « grandes perches » de la classe et j'ai pu vérifier que si de grandes jambes ne suffisaient pas pour courir vite un cent mètres, elles convenaient au saut en longueur et surtout en hauteur : j'ai pris goût à m'élancer vers la barre en espérant la franchir, croisant les doigts pour qu'elle ne tombe pas, au pire en la frôlant, afin de continuer à éprouver la plénitude de cette formidable seconde de suspens à chaque fois que la prof l'élevait ensuite un peu plus haut comme pour me « narguer » à nouveau. Nous sautions alors « sur le dos » avec l'impression de s'envoler, les yeux tournés vers le ciel, pour retomber plus ou moins gracieusement sur le sol. Mais peu importait. C'était un instant de victoire ou de défaite, laquelle ne pouvait être évidemment que provisoire car le regard de la prof soutenait notre volonté si jamais elle défaillait. Toute mon énergie se concentrait alors vers « le haut » ! Je me voyais grandir encore plus à chaque essai ! Et sans plus me sentir hors-champ comme sur les photos de classe annuelles, où j'étais reléguée au dernier rang... avec les deux autres « grandes bringues » de la classe dépassant d'une tête toutes les autres. Beaucoup de filles préféraient la gym rythmique mais je ne me voyais pas faire ma jolie avec des rubans. Je me contentais des sifflets des ouvriers quand une fille passait à proximité, je prenais alors l'air fier et dédaigneux : petits jeux réciproques trompant pour eux l'ennui du travail et pour moi, celui du trajet, d'autant que, moi, j'étais déjà amoureuse d'un garçon de ma rue dont je guettais fébrilement le passage, rien que pour le dévorer des yeux. Dire qu'il ne l'a jamais su ! Je me serais bien vue l'épater en lui montrant que je sautais plus haut que lui ! Mais l'époque n'en était encore pas là et faire du sport était déjà une façon d'affirmer notre égalité. Je me voyais bien devenir prof de gym, puis être sélectionnée aux jeux olympiques... Cela a duré jusqu'à mon inscription après le lycée dans un groupe de saut en hauteur féminin pratiquant la technique « sur le ventre » à l'inverse de mon apprentissage et j'ai aussitôt compris que ce n'étais plus de mon ressort. Par contre, j'ai découvert qu'admirer ces filles me contentait tout autant car je mesurais leur effort, vivais intensément avec elles l'enchaînement des mouvements, la concentration à fixer la barre en rassemblant ses forces, l'élan quasi décisif où tout se joue ou presque quand l'esprit et le corps ne font plus qu'un et que le temps s'arrête de respirer pour offrir un échantillon d'éternité ! J'ai découvert aussi que faire partie du public permettait à ces vraies sportives de se perfectionner. Que pour s'engager vraiment, au-delà du seul plaisir personnel, c'était le public qui donnait du sens, qui aiguisait la volonté de se dépasser, et j'ai donc trouvé ma place véritable. Celle de l'encouragement !
Ah oui - a continué ma voisine, encore un peu perdue dans son passé - j'ai oublié de dire que j'ai eu 20/20 au bac en sport, ce qui a compensé mon 02/20 en maths et j'ai pu quitter le lycée en tout bien tout honneur sans redoubler... Mens sana in corpore sano, disaient déjà les Romains dans l'antiquité ! », a-t-elle conclu.
Après un court silence, elle a rajouté : « Cela se sera vérifié pour moi car, à 75 ans, je peux encore aider le mercredi les enfants à faire leurs devoirs. Et en maths aussi, malgré mes lacunes, que j'exagère parfois un peu... Tiens, comme avec ce garçon de 8 ans à qui j'ai annoncé savoir additionner 2+2, mais... pas 2+5 : ce qui lui a permis de me donner la réponse d'un regard aussi profond qu'attentionné, me prenant en charge à son tour pour me motiver comme j'essayais de le faire avec lui ! Voilà le genre de victoire qui me rend heureuse aujourd'hui ! Je me dis que j'ai réussi à passer le relai de cet enjeu...et je n'utilise pas ces mots par hasard, car en plus de l'accompagnement scolaire, l'association du quartier organise des matchs de handball un samedi par mois pour filles et garçons sans distinction ! La boucle s'est joliment bouclée ! Comme j'aurais aimé faire équipe avec mon amoureux inconnu... Et si je retournais dans la rue de mon enfance voir s'il n'y habitait pas toujours ? »
Voilà ce que dans un sourire ma voisine a déduit de tout cela et moi - dopée par son récit - qu'il était grand temps de me bouger, puisque je savais déjà me lever d'un seul pied ! Il me restait à saisir la balle au bond qu'elle me passait en toute confiance et à lui donner un but en dribblant de mes deux mains à tour de rôle, elles, sur un clavier...