La montre

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Une écriture dans un style simple mais sans maladresse, fluide, au service d'une émotion dans la même veine. La montre est un souvenir familial

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L'année de mes six ans fut marquée par la naissance de mes deux sœurs jumelles Léa et Cécile. Cette double irruption avait fatigué maman, et mes parents décrétèrent à mon insu que l'épanouissement de l'enfant turbulent que j'étais commandait de m'envoyer passer les vacances d'été chez mes grands-parents. Turbulent était à cette époque le qualificatif le plus fréquemment utilisé par mes proches. Mais selon les circonstances et la clémence de ceux qui furent les acteurs ou les témoins de mon éducation, la gamme des épithètes dont on me gratifiait allait d'éveillé à infernal.
Voilà qu'après m'avoir porté en ventre, nourri, choyé, ma mère permettait à deux piailleuses de me voler son affection. La rancœur me tenailla et je ne vis plus en mes géniteurs que deux êtres indignes et cruels prêts à m'abandonner en pleine cambrousse. Quant à Thomas, mon maudit frère aîné, ravi de se voir enfin débarrassé d'un frère encombrant, il se rendait le complice fourbe et silencieux de cette trahison.

Le jour de mon départ, décidé à faire payer le prix de leur cruauté à mes parents, dans un triomphe intérieur exalté par le désarroi grandissant que je leur causais, je feignis de ne pas les entendre ou je répondis à leurs ébauches de conversations par des hochements de tête insignifiants et par d'imperceptibles bredouillages. Ce n'est qu'après le septième arrêt de notre voyage qui en comptait neuf, que je dus forcer mon attitude tant la difficulté à refouler ma peine grandissait à mesure que l'heure de la séparation approchait.
Quand mes regrettés tyrans me quittèrent, je fis preuve d'un courage inouï pour repousser les épanchements humides et reniflants dont mes grands-parents furent les témoins attendris. Grand-mère à qui je n'avais pas encore donné le sobriquet que j'ai gardé longtemps secret, m'adressa des sourires compatissants tandis que grand-père me tapota l'épaule en suggérant un exutoire à mon déchirement : « T'as raison p'tit, pleure si t'en as envie. Quand t'auras fini, tu s'ras un homme. » C'est avec honte que les jours suivants je considérai les pitoyables aveux de mon chagrin.
Cet exil que j'avais inconsidérément redouté ne mérita pas le trouble que sa perspective m'avait causé. S'il m'arriva parfois de redevenir secrètement le petit garçon éploré du premier jour, mon séjour estival se révéla finalement plutôt plaisant. C'est ainsi que maman, papa, Thomas, Léa et Cécile reconquirent mon estime.

Dès les premières semaines qui suivirent la rentrée scolaire, mes résultats confirmèrent durablement les bienfaits de ces vacances sur mon tempérament.
Un nouvel été arriva. Je ne sus pas si mon talent épistolaire y fut pour quelque chose, mais la réponse aux quelques lignes que j'avais méticuleusement rédigées avec l'espoir non dissimulé de renouveler mon séjour ne tarda pas à arriver. Un soir de juillet, les joues encore mouillées du déluge des baisers familiaux, j'entamai ma seconde villégiature.
Une tendre complicité s'établit rapidement entre grand-père et moi. Je crois que tout a commencé ce midi où grand-mère nous avait servi sa sempiternelle salade de concombres. D'un ton péremptoire et épiloguant sur les bienfaits des vitamines, elle avait exigé que je termine mon assiette. Mon cher grand-père, qui n'avait sans doute aucune estime pour lesdites vitamines, fit diversion en feignant de flairer une odeur de brûlé et, profitant de l'affolement, vida subrepticement le contenu de mon assiette dans celle de grand-mère. À son retour, celle que je venais de surnommer secrètement « Mémé-concombre » dévora les deux rations de cucurbitacées en me souriant malicieusement. Jusqu'à la fin du repas, j'eus un mal fou à contenir mon hilarité que grand-père relançait en me décochant des œillades qui en disaient long sur notre connivence. Je ne compris que bien plus tard ce que le sourire de grand-mère témoignait de mansuétude et je me demande maintenant si je ne fus pas alors victime d'un subterfuge destiné à me ménager sans écorner l'autorité de mémé-concombre.

Avant la messe dominicale, grand-mère quittait son tablier délavé puis s'éclipsait pour s'endimancher. Guindée dans une robe stricte, elle s'attifait d'un bibi de feutre gris qu'elle portait avec componction mais que je trouvais grotesque. Grand-père ne l'accompagnait jamais. Parfois il renvoyait grand-mère à ses bondieuseries en citant Hugo : « c'est de l'enfer des pauvres qu'est fait le paradis des riches. » D'autres fois, il braillait son incroyance : « Le paradis, des foutaises, et l'enfer j'l'ai déjà connu à Verdun, moi. » Souvent, il me relatait l'horreur des combats, les détonations incessantes que parfois couvraient atrocement les hurlements des frères d'armes blessés, la noria des brancards et des véhicules entre le front et l'arrière, les médiocres repos, les ondes de peur qu'il fallait surmonter. Il domptait son verbe impétueux par de longs silences dont je me demande encore s'ils étaient destinés à apaiser les affres de sa mémoire ou à laisser ses mots prendre tout leur poids. Quand il ne relatait pas l'histoire de sa vie, il me contait Perrault, m'invitait chez les frères Grimm d'où nous regagnions notre siècle en compagnie de Marcel Aymé. Grand-père était un conteur remarquable. Son éloquence me tenait en haleine des heures entières. Pourtant, parfois, Mémé-concombre qui avait un goût prononcé pour les métaphores l'interrompait en lançant d'un ton goguenard : « tu l'ennuies, Charles, avec tes diarrhées verbales ! » Avant de reprendre son récit, grand-père se roulait une cigarette nonchalamment en attendant le départ de « l'enquiquineuse ».

Chaque après-midi, grand-père m'entraînait dans d'interminables promenades. De prairies en clairières, de marais en ruisseaux, il me dévoila la campagne qu'il connaissait par cœur. Son savoir des choses de la nature se révélait à moi, petit citadin qui ignorait jusqu'alors ce que le métier de garde forestier lui avait distillé de connaissances et de richesses. Je fus converti en éleveur de grillons, devins fort comme un bûcheron, j'acquis la patience des ornithologues puis la minutie des botanistes. Nanti d'un probable atavisme terrien, j'accumulais sans peine termes vernaculaires et savants latinismes. À la faveur d'une souche ou d'un carré de verdure, nous faisions les pauses que le cœur fragile de grand-père nous imposait. Ce qu'il était taquin grand-père malgré son âge ! Mais je lui rendais bien. J'adorais ce jeu qui consistait pour moi à tirer d'un coup sec la chaîne de sa montre de gousset pour la faire jaillir de la vaste poche du pantalon de velours marron. Souvent, une main rassurante de solidité se refermait sur mon poignet, retenant à l'abri l'objet de ma convoitise. L'incongruité de nos éclats de rire troublait alors cette profonde sensation de paix et d'harmonie dégagée par la nature. Nous rentrions fatigués mais ravis, parfois sous la réprobation d'une Mémé-concombre inquiète et irritée d'avoir dû nous attendre pour le repas.
Bien des étés suivirent, riches d'émotions, de secrets échangés, de rires quotidiens, témoins de la tendresse partagée qui nous liait.

Quand j'atteignis l'âge où l'amour rivalise avec l'acné, grand-père était affaibli. Un jour de février, dans le regard de ma mère et sans même lire le télégramme que je vis sur la cheminée à mon retour du collège, je compris que le cœur fragile en avait eu assez de battre, assez de se battre. Plus un été ne serait comme avant. Je venais de découvrir la vie dans ce qu'elle a de plus injuste et de plus cruel. Ce soir-là, dans ma tête, ce fut Verdun. Je m'enfuis dans ma chambre, me désemplir d'intarissables larmes et mourir pour une nuit.
Les années passèrent et chaque été je rendis visite à grand-mère. Les concombres que je répugnais auparavant devinrent un délice à côté de la nostalgie qui m'envahissait alors.
Le jour de mon vingtième anniversaire, grand-mère à qui je venais d'avouer le surnom dont je l'affublais depuis l'épisode des concombres, m'offrit la montre de celui qui avait partagé sa vie. D'une voix déformée par l'émotion, elle me glissa ces mots : « Tu as les mêmes initiales que lui. Elles sont gravées à l'intérieur. Il aurait tant aimé te la donner lui-même. »

Dans les mois, les années qui suivirent, naufragé volontaire de ces reflux du temps où le chagrin martèle les cœurs écorchés, j'écoutais ma mémoire pleurer en sourdine. Je serrais alors dans ma main la montre de grand-père et j'en actionnais le remontoir comme pour relancer le cœur fragile de mon héros de Verdun. Je sentais alors se fermer sur mon poignet sa main vive et solide. Je la sentais vraiment.

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