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Nouvelles - Littérature Générale
Bien sûr elle est vêtue de noir, comment pourrait-il en être autrement ?
Je la vois de dos, élégante jusque dans son deuil, le manteau-redingote tombe, impeccable, sur une silhouette digne malgré le chagrin, une peine que j'imagine puisque je ressens la même.
La famille éplorée à ses côtés. Une grand-mère s'occupe des deux petits. Un garçon de huit ans, Louis, et une fillette plus jeune nommée Soline. C'est pour eux qu'il ne voulait pas tout plaquer. De sa voix chaude, il disait : « Nous devons patienter, qu'ils prennent encore un peu de force et de maturité ».
Je savais compter, avant qu'ils ne soient grands, il restait de la marge mais je faisais semblant de le croire, à moi aussi je racontais une histoire, un de ces romans de gare où l'amour est plus fort que tout.
Il est là, ce grand amour, allongé dans sa longue boîte de chêne verni. Il a fallu qu'un autobus passe au mauvais endroit, au mauvais moment, pour qu'il emporte cet homme incertain, adoré de deux femmes. Une chaussée glissante un jour de pluie, le freinage défaillant, un homme qui court, pressé d'arriver à un rendez-vous, avec qui, on ne saura jamais, surtout moi. Qui suis-je pour recevoir les conclusions de l'enquête ?
Rien, je ne suis personne. Une pauvre petite chose tapie au fond de l'église, osant à peine renifler une douleur forcément muette. Moi aussi, je suis habillée de noir, pâle copie de la légitime, une jupe démodée dénichée au fond de la penderie et une veste empruntée à une amie, l'amie des jours sombres, quand j'attendais l'homme qui ne pourrait se libérer ou si peu. Alors, ayant épuisé son lot de recommandations, elle épongeait mes pleurs en silence.
Le curé a prononcé son sermon, il a raconté la vie du bien-aimé regretté. Sa droiture légendaire, son attachement à sa famille, son épouse et ses enfants. Il a bien articulé les prénoms de Louis et Soline, autant d'épines dans mon cœur. Son sens des responsabilités, sa foi en Dieu et dans la vie depuis toujours. Il a dépeint un homme bien, un être rare.
Pas un mot pour moi. Notre amour, sa passion, de jour, jamais de nuit. Au début surtout, les serments, son désir vibrant, son besoin d'ailleurs comme s'il jouait son va-tout, ses ruses pour me retrouver ici ou là, chez moi ou dans un hôtel minable, à mes yeux un palace. Sa tendresse, ma candeur à savourer le nectar de ses mots doux, rares instants suspendus au-dessus de l'éternité, une sorte d'éden, la félicité à l'état brut.
Le prêtre pourrait ajouter la lassitude du défunt pour sa vie de métronome, son cœur battant à la seconde où il m'aperçut dans cette brasserie, je portais ma robe à pois, celle qui met mon décolleté en valeur. Souvent je la passais, rien que pour lui, lors de nos rendez-vous volés. Pour le plaisir qu'il en ôte les boutons, un à un, avant de m'emporter vers des cieux inconnus. Dans sa hâte, il avait arraché le dernier, la déchirure comme preuve de cet amour, je n'ai rien inventé.
Mais tout cela, l'homme en chasuble l'ignore. Qui d'autre que moi pour connaître le tourbillon qui emportait mes plus belles heures dans la corolle d'une valse. Une année hors du temps à vivre et manger et dormir pour l'être aimé. N'appartenir qu'à lui, oublier jusqu'à mon propre souffle, respirer à l'aune de nos retrouvailles. Aimer la souffrance de l'attente et le sel des larmes.
L'enfant de chœur invite l'assemblée à se lever. Au milieu des cierges qui palpitent, chacun va bénir le cercueil. L'épouse se recueille et, prosternée, dépose un baiser glaçant sur le bois rehaussé de bronze. Elle asperge d'eau consacrée les restes de son défunt mari. Et je me souviens de ce jour de pluie où il m'avait aimé sous une porte cochère. Nos rires et nos peurs d'enfant.
La famille défile, on pleure avec retenue. Les enfants, la main dans celle de l'aïeule, embrassent la photo de leur père, ils sont beaux, ils lui ressemblent, et mon cœur se serre en comprenant les hésitations de mon amant.
Du dernier rang où je me trouve, la scène se déroule dans un halo brumeux mais j'en vois assez pour mesurer l'illusion dans laquelle je me suis vautrée. Je reçois en pleine figure le tableau d'une famille unie, une vraie tribu, un clan. C'est moi l'intruse. J'ai envie de me jeter sur la dalle froide, les bras en croix comme les novices en confession : « Moi aussi, je l'ai aimé, je n'avais pas le droit mais on s'est aimé, je le jure devant Dieu et les hommes ».
L'orgue entame un requiem à faire fondre les plus secs. La femme attrape fermement la main de ses deux petits pour suivre son époux, leur père. Ils portent une rose blanche, encombrés et gauches ils avancent vers la sortie.
Ensuite ils se dirigeront vers le cimetière – réservé aux intimes, a énoncé le sacristain. Je comprends que mon voyage s'arrête là. Dernière station avant le chemin pierreux de la solitude.
La veuve arrive à ma hauteur, d'instinct je me recule à l'ombre de saint Michel. Les traits tirés, le visage figé sous un masque cireux, elle regarde droit devant, étrangère à ce qui l'entoure, en communion avec son mari. Il continuera à vivre dans sa mémoire. Que de souvenirs on me vole !
Et dans la lumière qui folâtre à travers les vitraux, je distingue enfin son ventre arrondi sous le manteau de drap noir.
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Pourquoi on a aimé ?
À l’enterrement d’un « homme bien, un être rare », on ressent la douleur de la maîtresse. Illégitime, insoupçonnée, le poids de sa
Pourquoi on a aimé ?
À l’enterrement d’un « homme bien, un être rare », on ressent la douleur de la maîtresse. Illégitime, insoupçonnée, le poids de sa