La guerre des leaders religieux

Toute histoire commence un jour, quelque part. À Mokili, petit village d’agriculteurs et de chasseurs, la journée du dimanche a toujours été spéciale. C’est le jour dédié au marché et à la prière dans les différentes chapelles chrétiennes du village. La taille de la population passe de mille âmes à deux mille, parfois même trois mille personnes. Les commerçants venant des contrées environnantes et munis des produits divers prennent d’assaut le hangar qui sert de lieu de rassemblement pour les emplettes. On y propose un peu de tout : du savon, du sel, des lampes-tempêtes, de la pacotille, du matériel de pêche, des produits et intrants agricoles, des vêtements, des produits pharmaceutiques d’origine douteuse. Et en contrebas, un coin spécial très fréquenté et bruyant : c’est le club arki. Endroit où est commercialisée une boisson fortement consommée faite à base de maïs fermenté. Quelques concessions avaient aussi la réputation d’être des lieux de distillation et de commercialisation de cette liqueur.
Autre fait marquant, c’est cette métamorphose qui s’opérait sur les habitants du coin. Les haillons et guenilles des autres jours faisaient place aux vêtements plus propres, plus beaux, plus présentables. En petits groupes, ils se dirigeaient vers l’église catholique et la chapelle protestante. Mais très peu semblaient y aller par conviction. Tous ou presque pensaient déjà à la cérémonie traditionnelle du lendemain : le sarclage du cimetière des ancêtres. Pour preuve, ils arborent une feuille de palmier sur l’avant, on aurait dit un brassard. Il fallait être présent pour voir passer le temps et qu’arrive vite la cérémonie du lendemain. Cérémonie au cours de laquelle, On procèdera à la purification des êtres et à la bénédiction des outils de travail afin que le quotidien soit plus aisé pour les mokiliens. La fine pluie qui s’était abattue sur le village la veille, semblait renforcer les croyances selon lesquelles les ancêtres seraient cléments.
Le prête et le pasteur du village, habitués à ce phénomène migratoire qui vide les églises et chapelle des « croyants en Dieu » pour gonfler les rangs des « croyants aux ancêtres », c’étaient préparés en conséquence cette année. Dans leurs homélies respectives, ils n’étaient pas allés du dos de la cuillère. Ils désapprouvaient vertement l’idée d’honorer les ancêtres pour se voir libérer des souffrances journalières. Selon eux, le Dieu que nous devrions servir est vivant. La diatribe par eux délivrée fustigeait surtout ceux-là qui, le matin allaient à l’église et le soir chez les charlatans. Les invitaient à tourner définitivement le dos à ces pratiques. Un bref rappel biblique leur fut fait et les invitait à ne jamais renier le christ comme l’apôtre Pierre. Affligés par cette vérité gênante, se sentant concernés par la cérémonie du lendemain, plusieurs fidèles présents, retournèrent chez eux munis des offrandes qu’ils avaient prévus pour les religieux . À la fin du culte et de la messe, la foule de fidèles s’était considérablement étiolée. Certains juraient qu’ils ne mettraient plus jamais les pieds à l’église. D’autres rappelaient qu’ils ont plus d’une fois vu le prêtre, alors qu’il souffrait d’une maladie visiblement mystique, sortir de la concession de Kouri, l’un des charlatans du village. Comme quoi, lui-même n’était pas exempte de tout reproche. Les plus conciliateurs parmi les fidèles, pensaient que croire en christ et en même temps aux ancêtres n’avait rien de contradictoire. Cela renforçait plutôt l’africanité dans la chrétienté des uns et des autres.
Informé des propos tenus par les religieux, Moussa, un homme au dos vouté, à la chevelure grisonnante, dont du bout des orteils poussaient des ongles à l’hygiène douteuse, entra dans une colère noire. De sa fonction de ministre des affaires mystiques de la chefferie de Mokili, il n’a jamais apprécié la présence des religieux au village. « Ça se passe ainsi depuis des lustres et cela n’a jamais posé de problème ici à Mokili. Ce que ces gens cherchent, ils vont trouver.» lance-t-il en maugréant à l’ endroit de son informateur. Immédiatement, il informa le chef du village de cette situation de crise qui risquait d’impacter sur la cérémonie du lendemain. Ce dernier ordonna que l’on batte le tambour, synonyme de convocation de tous les mokiliens à la chefferie. Il fallait réagir à cet affront. Trente minutes plus tard...
Le tambour battu, la population rassemblée, le chef du village, un homme d’une soixantaine d’année, ex fonctionnaire aujourd’hui retraité, d’un flegme légendaire, de son boubou blanc vêtu, pris la parole. «Chers frères et sœurs de mokili, je m’excuse de vous faire venir ici aussi précipitamment. Je tenais à vous remercier d’être venus nombreux et je préfère passer la parole à Moussa qui a une annonce très importante à vous faire passer.» À l’écoute de son nom, Moussa se leva précipitamment et se faufila d’un pas mal assuré vers le milieu de la foule. Visiblement saoul, conséquence des quelques minutes passées au club arki, titubant dans un premier temps, il se racla la gorge pendant plusieurs secondes et reprit néanmoins la parole :
— Mokilioooo, mokiliooo
Et en chœur l’assemblée reprit :
— hooooo, hooooo
— Demain sera un grand jour pour nous car nous honorerons nos ancêtres, les bâtisseurs de ce grand village que certains veulent détruire à travers leurs croyances saugrenus. Ne nous laissons pas distraire par ces discours venus d’ailleurs, des discours qui pourraient entrainer la colère de nos aïeuls.
Dans sa prise de parole interminable, doté d’une rhétorique qui lui est propre, Moussa retraça l’histoire du village, la généalogie de la famille régnante, s’étala sur les différents malheurs qu’ont connu le village, les bienfaits de la cérémonie du lendemain, les effets néfastes de la colonisation sur la vie du village, les multiples scandales qui minent l’église à travers le monde. Seuls les applaudissements de plus en plus intenses mirent fin à son intervention.
Le chef du village prit à nouveau la parole, en invitant tous les mokiliens, fières de leur origine à assister massivement à la cérémonie de sarclage du cimetière des ancêtres, tout en leur donnant rendez-vous le lendemain très tôt le matin en ces mêmes lieux, c’est-a-dire l’esplanade de la chefferie. Cette nuit fut très courte à Mokili car rythmée par des animations et préparatifs divers.
La journée tant attendue arriva enfin. La météo était clémente, le soleil s’était levé plus tôt que d’habitude. Dès six heures, la cour de la chefferie était noire de monde. Hommes, femmes, jeunes, vieux et moins vieux s’y étaient précipités comme un seul homme. Le tout mokili était présent. Moussa, le principal artificier du jour, vêtu d’un boubou rouge, arborant autour cou un collier fait à base de feuilles de raphia, semblait plus lucide que la veille. Il prit la peine d’oindre un peu d’huile de palme sur chaque visage présent et donna l’ordre aux tambourineurs de faire jouer leurs outils. En chantant à gorges déployées nous primes la direction du cimetière des ancêtres. Les abords du sentier qui y mène avaient été préalablement nettoyés par la communauté villageoise. Après deux heures de marche, sur un sentier sinueux, Moussa nous demanda de nous déchausser et de l’attendre surplace, non sans indiquer que la suite du trajet se ferait pied nu. Il avança seul, esquissant un pas de danse particulier vers un grand arbre. Il fit quelques incantations, cracha tout autour de l’arbre puis se retourna vers nous en souriant. Une joie collective s’empara de la foule : les ancêtres étaient prêts à nous recevoir. Nous étions donc le bienvenu au cimetière des ancêtres. Les tambourineurs redoublèrent le rythme du son de leurs tam-tams.
Puis, le silence... une fois de plus. Il était temps d’enter au cimetière. La vue de cet endroit ma glacé. Il avait une forme rectangulaire, quelques pierres, disposées sous forme de médaillons jonchaient le sol, il y’en avait une cinquantaine. C’était les sépulcres des ancêtres que nous étions venus louer. À chaque extrémité de la nécropole poussait un baobab, les quatre colosses mis ensemble, offraient un ombrage toujours humide. Un petit ruisseau arrosait les lieux. J’appris au passage qu’il ne tarissait jamais. En petit groupe, l’on se mit à désherber les lieux. Puis Moussa fit le tour de toutes les tombes. Versant au passage un peu de vin de palme, d’huile rouge, et du couscous fait à base de cossettes de manioc et du met de pistache, préalablement concoctés par les femmes du village la veille. Par la suite, quelques coups de canon déchirèrent l’air. Puis vint le moment de présenter nos vœux aux ancêtres. Chacun allait de son vœu : les meilleures récoltes, les emplois stables, la cessation des ventes illégales des terres, l’éradication des maladies, la cessation de la consommation des drogues par les jeunes du village, l’agrandissement de la piste qui relie le village du centre administratif, la construction de nouveaux points d’eau, l’affectation de nouveaux enseignants par les gouvernants...bref une pléthore de demandes. Puis, vint le moment des réjouissances, l’on mangea et but jusqu’à satiété. Au bout d’une heure, après avoir débarrassé les lieux de nos ordures, Moussa nous fit signe de regagner le chemin retour, non sans avoir pris rendez-vous avec les ancêtres pour la prochaine édition. Sur les lieux, interdiction formelle nous avait été donnée de faire la moindre photo, sous peine d’être foudroyé par un esprit et sur le chemin retour, il ne fallait surtout pas se retourner.
Au bout de quelques minutes de marche, d’un signe de la main, Moussa nous intima l’ordre de nous arrêter. Une longue file de fourmis magnans toutes chargées d’un butin de chasse, traversait la piste. Des cris de joie procurèrent la foule. Les personnes les plus âgées étaient presque en liesse. C’était très bon signe selon Moussa, le chef de l’expédition. «Les ancêtres sont fières de nous, ils acceptent nos offrandes, nos prières seront exhaussées au cours de la prochaine année, nous auront plus de récoltes et nous ferons face à moins de difficultés.» De belles paroles qui mirent davantage la foule en transe...Après que toutes les fourmis aient traversées la piste, nous continuâmes notre chemin, jusqu’au village ou l’exultation continua jusqu’à une heure avancée de la nuit.
Après les réjouissances viennent le questionnement. La cérémonie à laquelle je venais de prendre part, qui devait me libérer de mon carcan habituel, semblait plutôt m’emprisonner. Les paroles de l’homélie du prêtre de la veille me revenaient à l’esprit. Le chrétien, baptisé que je suis devait faire le point. Plusieurs questions me traversaient la mémoire: Comment pouvait-on interpréter un retour de chasse des fourmis comme un moyen de communication des ancêtres, Comment peut-on prier afin que les hommes, mortels comme nous, puissent améliorer nos conditions de vie, comment Moussa, un crasseux, analphabète et saoulard pouvait-il être un guide spirituel crédible? Hélas! Aucune de ces questions ne pouvaient trouver réponse convaincante à cet instant précis. Toujours est-il qu’une petite voix interne me demandait de croire et d’espérer. Dans leurs conversations, plusieurs villageois témoignaient avoir vu leur quotidien s’améliorer après qu’ils aient imploré l’intervention des ancêtres. Le vieux Tala, reconnaissait avoir fait une récolte de plus de cent sacs de cacao cette année grâce à sa présence à la cérémonie de l’an dernier, Martine a pu avoir son visa pour le Canada dans les mêmes circonstances et Roland, un garnement, fils du chef du village fréquente aujourd’hui la grande école d’administration après avoir présenté le concours d’entrée plus de cinq fois. C’étaient des exemples vivants de l’efficacité des ancêtres, voulais-je y croire en me consolant.
Le lendemain, quelques chèvres et moutons avaient pris d’assaut le grand hangar à un jet de pierre de ma chambre à coucher. Leurs bêlements mirent fin à mon sommeil. Hors des domiciles, la vie reprenait son cours normal. Le vacarme causé par le moteur en marche du moulin à graine, le vrombissement des motocyclettes avaient repris de plus belle. Seules quelques rares conversations avaient encore pour référent la cérémonie d’hier. Moussa et certains de ses congénères en n’étaient les plus diserts. Dans plusieurs autres concessions, curieusement, ironiquement et tristement l’on avait déjà les pensées rivées vers la suite : la fête de la nativité, qui doit être célébrée dans une semaine exactement...

Nous sommes au mois de décembre, toutes les conversations à Mokili tournent autour de la cérémonie de purification traditionnelle qui doit se tenir sous peu. Arrachant ainsi la vedette à la fête de noël avenir. Malgré les multiples avertissements des leaders spirituels du village, les mokiliens s’apprêtent à rendre hommage à leurs ancêtres avec faste et solennité. Le narrateur, un jeune sans emploi venu spécialement de la ville y prendra part pour la première fois.