La greffe

Recommandé

Pourquoi on a aimé ?

Portrait sans concessions, dressé au feutre épais, La greffe utilise plusieurs stéréotypes pour finalement nous donner à voir un homme obstiné

Lire la suite

Cette œuvre est
à retrouver dans nos collections

Nouvelles - Littérature Générale
Au départ tout nous destinait à grouiller de la même façon, Catherine et moi. Même parents, même enfance, même maison familiale dans le Beaujolais. Mêmes allers-retours à l'école à pied puis à vélo, mêmes vacances passées à faire les foins avec les cousins l'été et à récolter raisins et pommes de terre à l'automne. Et puis, parce que cela doit être normal dans une fratrie, nous avons emprunté des voies différentes. Devant la même situation en apparence heureuse, elle n'a rien souhaité changer, alors que j'ai entrepris de cheminer dès que possible dans une direction diamétralement opposée. L'annonce à ma famille de mon inscription à un BTS action commerciale à Dijon a provoqué les réactions violentes que je craignais. Le père criait à la trahison et il mourut cinq ans plus tard, un peu à cause de moi m'a-t-on dit. La mère se demandait ce qu'ils avaient raté pour que je leur fasse subir un pareil outrage. Ma sœur était la seule qui comprenait. « Vis ta vie, tu finiras bien par revenir. Y a pas mieux qu'ici. »
Puis il y eut mon premier emploi, je vendais des engrais, nouvelle provocation sans doute envers une famille qui ne jurait plus que par le bio. J'étais doué. Les cultivateurs professionnels ou amateurs répandaient allègrement mes produits dans les huit départements de Bourgogne–Franche-Comté. La promesse de mon chef de le remplacer au moment de sa retraite, huit ans en plus tard, précipita mon départ pour Paris, la ville qui bouge, qui brille, qui grouille, qui déborde de possible et d'impossible. Depuis onze ans j'y vends donc des vérandas en alu, par téléphone et sur mesure. J'ai rendu beaucoup de gens heureux avec ça, croyez-moi.

Mais pas moi. Dans le métro, ce matin, ligne 3, assis sur un vieux siège en skaï lacéré à côté d'une adolescente qui faisait défiler des vidéos sur son écran en soupirant et en mâchouillant bruyamment, je rongeais mes ongles à quelques heures du rendez-vous avec mon directeur qui devait m'annoncer ma prime trimestrielle. Et je faisais un point sur ma vie. Encore un.
Ça ne va pas. Non, ça ne va pas. Je n'ai pas un sou devant moi, mon salaire part intégralement en loyer, en abonnement aux transports en commun et en plats décongelés. Ma dernière copine, Anna, est restée neuf semaines dans mon studio fatigué. Les seules traces de vie y sont désormais de sordides lombrics offerts par ma nièce à Noël, ils sont d'ailleurs en train de crever. Pathétique satisfaction, ils auront tenu plus longtemps qu'Anna.

Catherine m'a appelé hier soir. Encore une fois, elle a déroulé son discours.
— Reviens vivre avec nous. Essaie au moins. Tu es en train de dépérir.
Sympa sa façon de s'inquiéter pour moi. Mais maladroite. Je n'ai pas bien dormi. Des dernières vacances chez elle, je suis rentré perturbé. Avec Loïc, ils vivent dehors, sans horaires, sans 5G, ils grattent le sol à quatre pattes une partie de la journée, échangent du foin contre des œufs avec leurs voisins, s'épuisent à désherber les salades et à lutter contre les taupes. Le lendemain matin, devant le spectacle de milliers de mes concitoyens s'enfilant sous République, sûrs de leur mission et en lignes presque organisées, j'avais pensé à une fourmilière. Quelque chose devait se construire sous terre. Mais quoi ?

Ça ne va pas. Chaque conversation avec elle m'ébranle un peu plus.
Ce matin je regardai ces corps ballottés par les soubresauts d'une rame bringuebalante, se penchant de façon synchronisée à l'approche d'une station, puis balancés en arrière suite à une accélération. Ils m'évoquaient les roseaux entourant la mare au fond du jardin de Catherine. Ils tenaient bon eux aussi. Coïncidence, la sonnerie du téléphone derrière moi fit à ce moment un bruit de grenouille. Là-bas, elles m'empêchaient de dormir. Ici, ce clin d'œil m'arracha un sourire.

Non, je ne retournerai pas vivre en campagne. Parler compost et date de récolte toute la journée, très peu pour moi. Je préfère rester là, boire des verres avec mes collègues le vendredi soir, m'enfiler des séries et des tacos, je ne suis pas un paysan. Ils me font marrer les ruraux avec leur sourire béat et leur coup de soleil sur le nez. Plus la moindre sophistication. Quand sont-ils allés au théâtre pour la dernière fois ? Quand ont-ils déambulé dans de jolies rues animées à la recherche d'un restaurant original ? Tout cela est accessible ici. Que m'a-t-elle dit hier ? Qu'ils avaient passé la journée à faire des conserves de ratatouille ? Je me suis retenu de rire.

Retour du bureau. Ma prime du semestre s'élève à 217 euros. Trois fois moins qu'espéré, rapport à la crise, ce fameux terme qui revient régulièrement et pour lequel je ne pose même plus de questions. Je rentre en bus finalement, besoin d'air, pas envie d'être sous terre. Ligne 87.
Un graffiti sur le siège devant moi m'interpelle : « Tu es content, toi ? ». C'est marrant, cette provocation balancée à tous les passagers qui utiliseront un jour ce siège. Qui a fait ça ? Un jeune paumé ? Un psy ? Un dépressif ? Comment les autres réagissent-ils ? Moi je regarde ailleurs.
Mes yeux se promènent et tombent sur une gamine qui tourne les pages d'un livre où les gens sont des légumes. Monsieur Patate. Elle observe d'ailleurs un monsieur, plus loin, et semble faire le lien, sa mère lui dit de parler moins fort et de ne pas montrer du doigt. Une dame qui vient de prendre place est rouge comme une tomate, la petite le remarque immédiatement elle aussi. « On dirait qu'on est dans un jardin. » Elle est marrante. Un jardin roulant. Trois grands messieurs devant elles deviennent des asperges. Je me mets instinctivement à jouer moi aussi. La vieille au deuxième rang est frisée, tendance scarole. Sa voisine aux cheveux blancs et violacés me fait penser à un navet. Une dame monte, un agent de stationnement. Avant on les appelait des aubergines. Je le dis à la gamine qui est passée à autre chose. Moi je continue, je ne veux pas m'arrêter. Cette ado à boutons évoque une framboise. Et la mamie, là, une pomme fripée. Compote imminente.

J'ai bien aimé ce jeu. On me l'avait dit, cinq fruits et légumes, on se sent tout de suite mieux.
Catherine m'a rappelé ce soir, je l'avais un peu inquiétée hier. Je lui ai raconté ce jeu, le graffiti, la prime de merde.
— Tu vois, tu es mûr !
— Arrête avec tes analogies jardinières !
— Viens nous rejoindre avant de réaliser que tu as planté ta vie.
— On ne se déracine pas comme ça.
— La prime, ici, on l'a tous les jours, en regardant les carottes pousser et les raisins dorer.
— Chacun sa vie.
Je ne lâcherai pas.

Sabine, ma voisine, passe me voir comme convenu. Elle part cette fois, c'est sûr. Elle m'apporte un reste d'huile d'olive et des pêches qu'elle garantit bio. Je l'aimais bien, Sabine.
— Tu vas me manquer.
— Toi aussi, mais je vais retrouver la Drôme. Une amie va me former à l'apiculture et la permaculture. Elle fait partie d'un groupe de producteurs regroupés, un peu comme une communauté. Ça grouille de vie là-bas. Tu vas tenir combien de temps toi ?
— J'aime Paris.
Je me ferme. Elle m'embrasse et me souhaite de changer d'avis. J'en ai marre.

Catherine me laisse un texto avant de se coucher. Il est 21 h 20. Ils sont vraiment décalés !
— Désolé si je t'ai un peu trop secoué. Reste où tu y es si tu y es bien, chacun est différent, tu as raison.
Je ne réponds pas. Justement parce que non, je ne suis pas bien, et je ne sais plus si j'ai raison.
Elle ajoute :
— Mais parfois la greffe ne prend pas. Dans ces cas, il vaut mieux recommencer ailleurs.
Le coup de grâce.

© Short Édition - Toute reproduction interdite sans autorisation

Recommandé

Pourquoi on a aimé ?

Portrait sans concessions, dressé au feutre épais, La greffe utilise plusieurs stéréotypes pour finalement nous donner à voir un homme obstiné

Lire la suite