Toute histoire commence un jour, quelque part... L’aurore se blottit encore dans les replis d’épaisses ténèbres. La lune continue d’éclairer témérairement la planète bleue. Le soleil est encore en berne. Le coq n’a pas encore gloussé le premier cocorico. Dans cette opacité, la symphonie de criquets et le coassement de quelques discourtois crapauds agrémentent l’atmosphère. Des ronflements fusent à un jet de pierre d’un logis à deux pièces. Au même moment, tout porte à croire qu’un Michel-Ange et un Picasso auraient peint, sur un même tableau, un morceau de lune suspendu dans l’infinie immensité du ciel à peine azuré.
Mayika n’a pas réussi à fermer l’œil toute la nuit durant. En effet, le cœur de la pauvre veuve n’a cessé de s’effriter. De torrents de larmes, elle mouille la robe de nuit qu’elle a enfilée depuis la veille. Son cœur reste transpercé par le glaive de l’amertume. La vie lui paraît désormais intenable. De temps en temps, sa mémoire lui renvoie de cuisantes nostalgies. Quand il lui arrive de remonter dans le temps pour se délecter de petites taquineries et boutades que lui lançait souvent ‘‘ la chair de sa chair’’, des libations de déréliction coulent à flots, et irriguent la partie déserte de son affectivité. Une manière de remettre le couteau dans la plaie.
De manière spéciale, elle entend célébrer aujourd’hui le deuxième anniversaire de naissance de son tendre époux dans les entrailles de la terre, l’au-delà. Dans ses vieilles remontrances, Mayika reconnaît la voix éraillée de Patrice BOSEMBO lui susurrant quelque confidence sur une mélodieuse corde vocale : « Mon amour, je suis conscient de tous les dangers que je cours en exerçant avec droiture mon métier de journaliste dans un pays aussi piteux que le nôtre : la gâchette de l’Afrique ! Beaucoup de mes collègues, ayant troqué la déontologie professionnelle contre une cupidité naïve et ahurissante, se plaisent à se passer pour d’indomptables thuriféraires du pouvoir en place. D’infatigables lèche-bottes du Chef. Quant à moi, je farcirais ma conscience de remords, si je me taisais en face de l’insolente éloquence des tueries et gabegies perpétrées sur l’étendue de notre patrie. »
Tout à coup, la rêveuse s’empresse de palper, avec sa main droite, la profondeur de l’obscurité qui tapisse la chambre à coucher où elle égrène son chapelet de désolations. Elle s’ennuie déjà à s’aliter dans un meuble qu’elle partage seule depuis deux ans... Elle reconnaît la forme galbée de l’about-jour que son défunt mari avait ramené sous le toit conjugal le lendemain de la nuit de noces. Voilà vingt-cinq ans passés depuis que ce dispositif d’éclairage luit du haut d’une tablette. Il suffit d’appuyer continuellement sur l’interrupteur enfoncé partiellement dans le mur de cloison qui avoisine le chevet de la veuve. Et l’armature métallique de ce système d’éclairage devient désormais resplendissante de lumière. En rivant ses yeux rougis par un brusque sentiment de révolte vers la mi-partie du lit occupée par le vide, elle n’aperçoit rien d’autre qu’un oreiller accusant l’absence de son mari. À peine Mayika réalise-t-elle que son envol vers les arguties schizophréniques et autistiques vient de franchir le point d’arrivée et de connaître l’atterrissage. Même la voix rauque qu’elle attribuait à son défunt mari, n’est, en réalité, qu’un prêt de paroles aux souvenirs élégiaques et aux images romantiques qui effleuraient dans sa mémoire épisodique.
En ouvrant le tiroir, au-dessus duquel est posé l’abat-jour, le regard de la veuve reste juché sur la première page de l’album familial. Elle se retrouve devant des cartes photographiques qui épèlent son chagrin. Dès les premières pages, l’occasion était propice de scruter le sourire innocent de son fils aîné décédé le mois passé. Une photographie à travers laquelle elle revit l’atmosphère qui régna le jour où Junior défendit avec brio son Travail de Fin de Cycle. Diverses scènes défilent subrepticement dans sa mémoire.
Junior était tombé au cours de récentes émeutes. À la suite d’intermittentes grèves dues au non-paiement d’arriérés de salaire du corps professoral, les étudiants de son université se levèrent comme un seul homme afin d’exprimer leur ras-le-bol. Au lendemain de la signature de la pétition portant sur la levée de la grève, le jeune homme s’était aligné au rang des manifestants.
N’en déplaise que ladite manifestation pacifique fût advenue pendant la période pré-électorale. ‘‘Les professeurs n’avaient pas encore touché leurs honoraires, car le Gouvernement siégeant à Kinshasa, la capitale, devait allouer un budget colossal à l’organisation des élections, à l’achat et au déploiement de matériels (machines à voter) ’’, racontait-on.
L’occasion faisant le larron, la pétition ne fut comprise que de travers. Une armada de policiers armés jusqu’aux dents, se déploya sur-le-champ. Et le campus universitaire ne ressemblait plus qu’à un champ de bataille. Des crépitements de balles et des détonations d’obus défiaient la symphonie bienheureuse de rossignols.
Le lendemain de ces échauffourées sanglantes et meurtrières, le ‘‘Ministre des Affaires Inutiles’’ s’improvisa un point de presse, transmis en direct sur l’une des chaînes nationales. Le bilan dressé par Gilbert TEMBE, ce grand lecteur de Nicolas Machiavel, fut impressionnant : « Cinq blessés, dont trois étudiants et deux policiers, et aucun cas de décès ». Ceci fut donc la péricope de l’Évangile selon ‘‘saint’’ Judas.
Depuis ce jour-là, Mayika avait juré, de tous ses vœux, de recueillir avec une overdose de scepticisme toutes les informations que transmettaient LUKUTA TV et d’autres chaînes de même acabit. Les passer au fin peigne du doute cartésien et aux trois tamis de Socrate, avant d’en attester la vérité, la bonté et l’utilité... Son degré d’incrédulité, elle le poussa plus loin, jusqu’à déclasser toutes les chaînes qui faisaient office de thuriféraires du pouvoir en place. Les stations radiophoniques qui exaltaient et éventaient les moindres grâces du gouvernement, ne lui inspiraient plus confiance.
En s’arrêtant à la pénultième page de l’album, la mère de Junior se met à pleurer amèrement. Elle ne s’imaginait pas voir son fils, la tête fauchée d’une balle. Soudain, elle voit s’élever au cube toutes les douleurs d’enfantement qui lui pincèrent les reins vingt-trois ans plus tôt. Tous les sacrifices consentis, les privations endurées, les efforts fournis, les tendresses prodiguées et l’affection qu’une mère se doit d’offrir au premier fruit de son sein immaculé, ne ressemblaient qu’aux vains coups d’épée dans l’eau.
Junior avait déjà défendu son mémoire dans la Faculté de Droit de l’Université Kin-la-belle. Dans l’attente bienheureuse de la délibération et de l’éventuelle collation des grades, différées à plusieurs reprises puis renvoyées aux calendes grecques, il ne s’était pas éloigné du Campus Universitaire. Même pas d’une semelle. Il continuait à occuper son appartement dans le home des étudiants. Les récentes émeutes au cours desquelles il tira sa révérence, n’étaient que la première et la dernière marche pacifique qu’il eût guidée. Dommage qu’il allongeât la liste du martyrologe congolais ! Un agrégat de héros anonymes et de hérauts éponymes guillotinés au cours des marches pacifiques, des protestations citoyennes, des boycotts adéquats dans la morosité des journées ‘‘villes-mortes’’. Des saints de la vie ordinaire qui ne sont pas encore élevés aux honneurs des autels. Des martyrs de la démocratie gravés dans la mémoire collective d’une gent quasi amnésique.
Puisque son anxiété s’aiguise jusqu’à se décupler au fil des pages, Mayika referme l’album familial. Cette relecture du passé lui a permis de ramer et de nager dans les flots de la vie. Les cheveux entremêlés, le visage ridé d’une mine de nostalgie et les yeux trahissant une particule infinitésimale d’indulgence, elle se lève de son lit. En vue de s’improviser une petite toilette soignée, elle se dirige vers la salle de bain. Elle se lave le visage, se gargarise la gorge, et donne un coup de brosse sur la blancheur immaculée de sa denture. Après s’être recueillie devant le miroir spéculaire élevé au-dessus de son baignoire, elle en vient au calendrier retrouvé dans la paperasse qui culminait dans la cellule qu’occupait son fils au home 13. Ses yeux parcourent la colonne du mois de décembre, avant de s’arrêter sur une inscription ajoutée au stylo rouge. Des gribouillis qu’elle ne déchiffrera qu’après cinq minutes de lecture.
‘‘ 23 décembre 2018 : date fatidique’’, lit la mère poule éplorée. Mais Junior avait tiré sa révérence bien avant la date tant attendue. Quant à sa mère, elle s’efforce de saisir la pointe et d’appréhender le sens de la fameuse inscription. Ses douloureuses nostalgies sont encore assez fraîches pour qu’elle commémore le deuxième anniversaire de décès de son mari. Cela lui avait remis le couteau dans ses plaies et meurtrissures. « Junior envisageait-il vraiment de solenniser la mort de son père ? Etait-il assez prêt pour venger la gratuité de l’homicide dont son maître à penser a été victime ? »
Le concours de circonstances voulût que le 23 décembre 2018 fût aussi la date du rendez-vous fixé devant les scrutins. Les échéances électorales étaient prévues à deux jours de la fête de Noël, sur tout le territoire de la République Démocratique du Congo.
La campagne électorale a été émaillée de bien des promesses de la part des candidats aux élections présidentielles et législatives. Les uns réussirent à haranguer des masses prolétaires en leur promettant monts et merveilles. Pour gagner la sympathie de l’électorat, les autres se collèrent plusieurs étiquettes : « Papa/Maman Social(e), Molobeli ya Bana Tshangu, Motomboli ya Funa ». Autant qu’il était difficile de reconnaitre les futurs médiocrates qui gavaient le peuple de fausses promesses, de poignées de riz avarié et de cuisses de poulet déjà faisandées, autant les vrais patriotes fournissaient beaucoup d’efforts afin de se démarquer des manipulateurs qui jouaient au faux messianisme. Dans cette nuit obscure où des générosités de mascarade et des folklores des valeurs citoyennes prêtaient à confusion, tous les chats paraissaient gris.
Il fallut se baigner dans la finesse d’esprit de Mayika pour se guérir du daltonisme. Une manière de séparer le bon grain de l’ivraie : de redorer les blasons ternis d’une démocratie située à la lisière d’une médiocratie en filigrane. De bramer ‘‘Yebela’’ pour opposer une volte-face catégorique aux pieux thuriféraires du tsar, braillant à leur tour ‘‘Wumela’’.
La veuve oscille entre un christianisme centré sur une théologie de libération et un patriotisme dépourvu de tout conformisme, concordisme et fanatisme. En vraie patriote, elle lit la situation politique du pays à la lumière du mimétisme évangélique : le triple reniement de Pierre, la trahison de Judas, l’incrédulité de Thomas, la crucifixion de Jésus à Golgotha sous le regard lugubre et innocent des femmes éplorées, la lâcheté de Ponce Pilate, la ruse d’Hérode. En vraie chrétienne, elle se plaît à parcourir le livre de l’Exode avec une prédilection outrée. Fascinée par l’image d’un Dieu qui entend le cri de détresse des Israélites sur la terre de l’esclavage, elle guette l’irruption du nouveau ‘‘Moïse’’. Les élections en étaient la voie royale. Cependant, elles ont été soumises à une série considérable de reports, avant d’être fixées en la date fatidique : le 23 décembre 2018.
Depuis plus de 30 ans, Mayika se lasse d’entendre de beaux et discours élogieux sur son pays. Sur la première page de son agenda, elle avait tâché de griffonner quelques bouts de phrases qu’elle relit chaque soir, avant de s’abandonner entre les bras de Morphée :
Si mon pays était un grenier, en aucun jour je ne mourrais de faim ;
Si mon pays était un scandale géologique et minier, il ne figurerait pas sur la liste des Pays Pauvres Très Endettés (PPTE) ;
Si mon pays était la gâchette de l’Afrique, il exorciserait le démon du sous-développement.
Si mon pays était le deuxième poumon mondial, il ne s’asphyxierait pas dans la chaleur moite des guerres immondes.
Si mon pays était...
Après avoir fini de faire sa toilette, Mayika endosse une robe noire, sans plis, surplombée d’une médaille à la forme géographique du pays. Elle donne un coup de peigne à sa chevelure en broussaille, glisse délicatement ‘‘sa carte d’électeur’’ dans la trousse. Elle sort discrètement de la maison, afin d’éviter de réveiller Gloria et Christelle qui roupillent dans l’autre pièce. En jetant un regard furtif au poignet de sa main gauche, son bracelet-montre indique 5h48’.
Dans la cour, le soleil renaît déjà à l’horizon. ‘‘La ponctualité est la politesse des rois. Tant mieux franchir la clôture du centre de vote d’à-côté avec trois heures d’anticipation. On ne sait jamais...’’, murmurait la veuve. Elle sort de la concession parcellaire que son défunt mari avait achetée au prix de beaucoup d’efforts déployés et de sacrifices consentis. Elle longe le mur de clôture. Soudain, ses yeux dévisagent, dans la pénombre de l’aurore, un baffle accosté à un amplificateur. Les deux instruments de sonorisation sont plantés à l’entrée de l’église « Miracles à Gogo » depuis la veille. A Kinshasa, les ‘‘ églises’’, il y en a presque partout. A l’ombre du palmier élaeis, sous le hangar, dans l’inconfort des toits inachevés, dans le luxe exquis de belles architectures somptueuses.
Mayika dénombre douze églises avant de bifurquer sur la rue prochaine. Après 5 minutes de marche, la voilà enfin plantée devant le centre de sa circonscription électorale. A sa grande surprise, rien n’augure que les locaux du collège MOSALA sont apprêtés pour abriter les élections présidentielles et législatives. Pendant plusieurs heures, elle reste clochée devant le portail rouge de cet établissement scolaire. Et midi ne tarde point à surgir.
Vexée jusqu’à la moelle épinière, Mayika décide de rebrousser chemin. Elle qui comptait venger son mari et son fils aîné par la voie des urnes... Plus tard, une voisine lui rapportera le sommaire du communiqué officiel diffusé, la veille, sur l’une des chaînes nationales : « Incendie à l’entrepôt central de la Commission Electorale ».Tous les kits complets relativement liés aux échéances électorales s’étaient en fin carbonisés. Il n’en resta que brûlé sur brûlé. Et l’incendie de ne cesser d’exaspérer de par son caractère mystérieux.
Voilà une occasion pour la veuve de ne douter que légèrement de la crédibilité et de la fiabilité des informations de LOKUTA TV. Pour une énième fois, il y eut report des élections à une date ultérieure.
Mayika vient de frôler une crise cardiaque. Immobilisée devant le calendrier allant de 2018 en 2020, elle espérait encercler la date du 29 février 2019. ‘‘ 2019 n’est pas bissextile ! ’’, bêla-t-elle après cinq minutes de recueillement devant les éphémérides.
La veuve eut la nette impression que la nouvelle date fatidique était renvoyée aux calendes grecques.
Mayika n’a pas réussi à fermer l’œil toute la nuit durant. En effet, le cœur de la pauvre veuve n’a cessé de s’effriter. De torrents de larmes, elle mouille la robe de nuit qu’elle a enfilée depuis la veille. Son cœur reste transpercé par le glaive de l’amertume. La vie lui paraît désormais intenable. De temps en temps, sa mémoire lui renvoie de cuisantes nostalgies. Quand il lui arrive de remonter dans le temps pour se délecter de petites taquineries et boutades que lui lançait souvent ‘‘ la chair de sa chair’’, des libations de déréliction coulent à flots, et irriguent la partie déserte de son affectivité. Une manière de remettre le couteau dans la plaie.
De manière spéciale, elle entend célébrer aujourd’hui le deuxième anniversaire de naissance de son tendre époux dans les entrailles de la terre, l’au-delà. Dans ses vieilles remontrances, Mayika reconnaît la voix éraillée de Patrice BOSEMBO lui susurrant quelque confidence sur une mélodieuse corde vocale : « Mon amour, je suis conscient de tous les dangers que je cours en exerçant avec droiture mon métier de journaliste dans un pays aussi piteux que le nôtre : la gâchette de l’Afrique ! Beaucoup de mes collègues, ayant troqué la déontologie professionnelle contre une cupidité naïve et ahurissante, se plaisent à se passer pour d’indomptables thuriféraires du pouvoir en place. D’infatigables lèche-bottes du Chef. Quant à moi, je farcirais ma conscience de remords, si je me taisais en face de l’insolente éloquence des tueries et gabegies perpétrées sur l’étendue de notre patrie. »
Tout à coup, la rêveuse s’empresse de palper, avec sa main droite, la profondeur de l’obscurité qui tapisse la chambre à coucher où elle égrène son chapelet de désolations. Elle s’ennuie déjà à s’aliter dans un meuble qu’elle partage seule depuis deux ans... Elle reconnaît la forme galbée de l’about-jour que son défunt mari avait ramené sous le toit conjugal le lendemain de la nuit de noces. Voilà vingt-cinq ans passés depuis que ce dispositif d’éclairage luit du haut d’une tablette. Il suffit d’appuyer continuellement sur l’interrupteur enfoncé partiellement dans le mur de cloison qui avoisine le chevet de la veuve. Et l’armature métallique de ce système d’éclairage devient désormais resplendissante de lumière. En rivant ses yeux rougis par un brusque sentiment de révolte vers la mi-partie du lit occupée par le vide, elle n’aperçoit rien d’autre qu’un oreiller accusant l’absence de son mari. À peine Mayika réalise-t-elle que son envol vers les arguties schizophréniques et autistiques vient de franchir le point d’arrivée et de connaître l’atterrissage. Même la voix rauque qu’elle attribuait à son défunt mari, n’est, en réalité, qu’un prêt de paroles aux souvenirs élégiaques et aux images romantiques qui effleuraient dans sa mémoire épisodique.
En ouvrant le tiroir, au-dessus duquel est posé l’abat-jour, le regard de la veuve reste juché sur la première page de l’album familial. Elle se retrouve devant des cartes photographiques qui épèlent son chagrin. Dès les premières pages, l’occasion était propice de scruter le sourire innocent de son fils aîné décédé le mois passé. Une photographie à travers laquelle elle revit l’atmosphère qui régna le jour où Junior défendit avec brio son Travail de Fin de Cycle. Diverses scènes défilent subrepticement dans sa mémoire.
Junior était tombé au cours de récentes émeutes. À la suite d’intermittentes grèves dues au non-paiement d’arriérés de salaire du corps professoral, les étudiants de son université se levèrent comme un seul homme afin d’exprimer leur ras-le-bol. Au lendemain de la signature de la pétition portant sur la levée de la grève, le jeune homme s’était aligné au rang des manifestants.
N’en déplaise que ladite manifestation pacifique fût advenue pendant la période pré-électorale. ‘‘Les professeurs n’avaient pas encore touché leurs honoraires, car le Gouvernement siégeant à Kinshasa, la capitale, devait allouer un budget colossal à l’organisation des élections, à l’achat et au déploiement de matériels (machines à voter) ’’, racontait-on.
L’occasion faisant le larron, la pétition ne fut comprise que de travers. Une armada de policiers armés jusqu’aux dents, se déploya sur-le-champ. Et le campus universitaire ne ressemblait plus qu’à un champ de bataille. Des crépitements de balles et des détonations d’obus défiaient la symphonie bienheureuse de rossignols.
Le lendemain de ces échauffourées sanglantes et meurtrières, le ‘‘Ministre des Affaires Inutiles’’ s’improvisa un point de presse, transmis en direct sur l’une des chaînes nationales. Le bilan dressé par Gilbert TEMBE, ce grand lecteur de Nicolas Machiavel, fut impressionnant : « Cinq blessés, dont trois étudiants et deux policiers, et aucun cas de décès ». Ceci fut donc la péricope de l’Évangile selon ‘‘saint’’ Judas.
Depuis ce jour-là, Mayika avait juré, de tous ses vœux, de recueillir avec une overdose de scepticisme toutes les informations que transmettaient LUKUTA TV et d’autres chaînes de même acabit. Les passer au fin peigne du doute cartésien et aux trois tamis de Socrate, avant d’en attester la vérité, la bonté et l’utilité... Son degré d’incrédulité, elle le poussa plus loin, jusqu’à déclasser toutes les chaînes qui faisaient office de thuriféraires du pouvoir en place. Les stations radiophoniques qui exaltaient et éventaient les moindres grâces du gouvernement, ne lui inspiraient plus confiance.
En s’arrêtant à la pénultième page de l’album, la mère de Junior se met à pleurer amèrement. Elle ne s’imaginait pas voir son fils, la tête fauchée d’une balle. Soudain, elle voit s’élever au cube toutes les douleurs d’enfantement qui lui pincèrent les reins vingt-trois ans plus tôt. Tous les sacrifices consentis, les privations endurées, les efforts fournis, les tendresses prodiguées et l’affection qu’une mère se doit d’offrir au premier fruit de son sein immaculé, ne ressemblaient qu’aux vains coups d’épée dans l’eau.
Junior avait déjà défendu son mémoire dans la Faculté de Droit de l’Université Kin-la-belle. Dans l’attente bienheureuse de la délibération et de l’éventuelle collation des grades, différées à plusieurs reprises puis renvoyées aux calendes grecques, il ne s’était pas éloigné du Campus Universitaire. Même pas d’une semelle. Il continuait à occuper son appartement dans le home des étudiants. Les récentes émeutes au cours desquelles il tira sa révérence, n’étaient que la première et la dernière marche pacifique qu’il eût guidée. Dommage qu’il allongeât la liste du martyrologe congolais ! Un agrégat de héros anonymes et de hérauts éponymes guillotinés au cours des marches pacifiques, des protestations citoyennes, des boycotts adéquats dans la morosité des journées ‘‘villes-mortes’’. Des saints de la vie ordinaire qui ne sont pas encore élevés aux honneurs des autels. Des martyrs de la démocratie gravés dans la mémoire collective d’une gent quasi amnésique.
Puisque son anxiété s’aiguise jusqu’à se décupler au fil des pages, Mayika referme l’album familial. Cette relecture du passé lui a permis de ramer et de nager dans les flots de la vie. Les cheveux entremêlés, le visage ridé d’une mine de nostalgie et les yeux trahissant une particule infinitésimale d’indulgence, elle se lève de son lit. En vue de s’improviser une petite toilette soignée, elle se dirige vers la salle de bain. Elle se lave le visage, se gargarise la gorge, et donne un coup de brosse sur la blancheur immaculée de sa denture. Après s’être recueillie devant le miroir spéculaire élevé au-dessus de son baignoire, elle en vient au calendrier retrouvé dans la paperasse qui culminait dans la cellule qu’occupait son fils au home 13. Ses yeux parcourent la colonne du mois de décembre, avant de s’arrêter sur une inscription ajoutée au stylo rouge. Des gribouillis qu’elle ne déchiffrera qu’après cinq minutes de lecture.
‘‘ 23 décembre 2018 : date fatidique’’, lit la mère poule éplorée. Mais Junior avait tiré sa révérence bien avant la date tant attendue. Quant à sa mère, elle s’efforce de saisir la pointe et d’appréhender le sens de la fameuse inscription. Ses douloureuses nostalgies sont encore assez fraîches pour qu’elle commémore le deuxième anniversaire de décès de son mari. Cela lui avait remis le couteau dans ses plaies et meurtrissures. « Junior envisageait-il vraiment de solenniser la mort de son père ? Etait-il assez prêt pour venger la gratuité de l’homicide dont son maître à penser a été victime ? »
Le concours de circonstances voulût que le 23 décembre 2018 fût aussi la date du rendez-vous fixé devant les scrutins. Les échéances électorales étaient prévues à deux jours de la fête de Noël, sur tout le territoire de la République Démocratique du Congo.
La campagne électorale a été émaillée de bien des promesses de la part des candidats aux élections présidentielles et législatives. Les uns réussirent à haranguer des masses prolétaires en leur promettant monts et merveilles. Pour gagner la sympathie de l’électorat, les autres se collèrent plusieurs étiquettes : « Papa/Maman Social(e), Molobeli ya Bana Tshangu, Motomboli ya Funa ». Autant qu’il était difficile de reconnaitre les futurs médiocrates qui gavaient le peuple de fausses promesses, de poignées de riz avarié et de cuisses de poulet déjà faisandées, autant les vrais patriotes fournissaient beaucoup d’efforts afin de se démarquer des manipulateurs qui jouaient au faux messianisme. Dans cette nuit obscure où des générosités de mascarade et des folklores des valeurs citoyennes prêtaient à confusion, tous les chats paraissaient gris.
Il fallut se baigner dans la finesse d’esprit de Mayika pour se guérir du daltonisme. Une manière de séparer le bon grain de l’ivraie : de redorer les blasons ternis d’une démocratie située à la lisière d’une médiocratie en filigrane. De bramer ‘‘Yebela’’ pour opposer une volte-face catégorique aux pieux thuriféraires du tsar, braillant à leur tour ‘‘Wumela’’.
La veuve oscille entre un christianisme centré sur une théologie de libération et un patriotisme dépourvu de tout conformisme, concordisme et fanatisme. En vraie patriote, elle lit la situation politique du pays à la lumière du mimétisme évangélique : le triple reniement de Pierre, la trahison de Judas, l’incrédulité de Thomas, la crucifixion de Jésus à Golgotha sous le regard lugubre et innocent des femmes éplorées, la lâcheté de Ponce Pilate, la ruse d’Hérode. En vraie chrétienne, elle se plaît à parcourir le livre de l’Exode avec une prédilection outrée. Fascinée par l’image d’un Dieu qui entend le cri de détresse des Israélites sur la terre de l’esclavage, elle guette l’irruption du nouveau ‘‘Moïse’’. Les élections en étaient la voie royale. Cependant, elles ont été soumises à une série considérable de reports, avant d’être fixées en la date fatidique : le 23 décembre 2018.
Depuis plus de 30 ans, Mayika se lasse d’entendre de beaux et discours élogieux sur son pays. Sur la première page de son agenda, elle avait tâché de griffonner quelques bouts de phrases qu’elle relit chaque soir, avant de s’abandonner entre les bras de Morphée :
Si mon pays était un grenier, en aucun jour je ne mourrais de faim ;
Si mon pays était un scandale géologique et minier, il ne figurerait pas sur la liste des Pays Pauvres Très Endettés (PPTE) ;
Si mon pays était la gâchette de l’Afrique, il exorciserait le démon du sous-développement.
Si mon pays était le deuxième poumon mondial, il ne s’asphyxierait pas dans la chaleur moite des guerres immondes.
Si mon pays était...
Après avoir fini de faire sa toilette, Mayika endosse une robe noire, sans plis, surplombée d’une médaille à la forme géographique du pays. Elle donne un coup de peigne à sa chevelure en broussaille, glisse délicatement ‘‘sa carte d’électeur’’ dans la trousse. Elle sort discrètement de la maison, afin d’éviter de réveiller Gloria et Christelle qui roupillent dans l’autre pièce. En jetant un regard furtif au poignet de sa main gauche, son bracelet-montre indique 5h48’.
Dans la cour, le soleil renaît déjà à l’horizon. ‘‘La ponctualité est la politesse des rois. Tant mieux franchir la clôture du centre de vote d’à-côté avec trois heures d’anticipation. On ne sait jamais...’’, murmurait la veuve. Elle sort de la concession parcellaire que son défunt mari avait achetée au prix de beaucoup d’efforts déployés et de sacrifices consentis. Elle longe le mur de clôture. Soudain, ses yeux dévisagent, dans la pénombre de l’aurore, un baffle accosté à un amplificateur. Les deux instruments de sonorisation sont plantés à l’entrée de l’église « Miracles à Gogo » depuis la veille. A Kinshasa, les ‘‘ églises’’, il y en a presque partout. A l’ombre du palmier élaeis, sous le hangar, dans l’inconfort des toits inachevés, dans le luxe exquis de belles architectures somptueuses.
Mayika dénombre douze églises avant de bifurquer sur la rue prochaine. Après 5 minutes de marche, la voilà enfin plantée devant le centre de sa circonscription électorale. A sa grande surprise, rien n’augure que les locaux du collège MOSALA sont apprêtés pour abriter les élections présidentielles et législatives. Pendant plusieurs heures, elle reste clochée devant le portail rouge de cet établissement scolaire. Et midi ne tarde point à surgir.
Vexée jusqu’à la moelle épinière, Mayika décide de rebrousser chemin. Elle qui comptait venger son mari et son fils aîné par la voie des urnes... Plus tard, une voisine lui rapportera le sommaire du communiqué officiel diffusé, la veille, sur l’une des chaînes nationales : « Incendie à l’entrepôt central de la Commission Electorale ».Tous les kits complets relativement liés aux échéances électorales s’étaient en fin carbonisés. Il n’en resta que brûlé sur brûlé. Et l’incendie de ne cesser d’exaspérer de par son caractère mystérieux.
Voilà une occasion pour la veuve de ne douter que légèrement de la crédibilité et de la fiabilité des informations de LOKUTA TV. Pour une énième fois, il y eut report des élections à une date ultérieure.
Mayika vient de frôler une crise cardiaque. Immobilisée devant le calendrier allant de 2018 en 2020, elle espérait encercler la date du 29 février 2019. ‘‘ 2019 n’est pas bissextile ! ’’, bêla-t-elle après cinq minutes de recueillement devant les éphémérides.
La veuve eut la nette impression que la nouvelle date fatidique était renvoyée aux calendes grecques.