Cataclysmes, inondations, feux de forêt, ours polaires décharnés sur des banquises réduites, des images d'horreur défilent sur l'écran de télé. Rien pour rassurer Brigitte Fougère, scotchée aux infos de RDI depuis le début des reportages sur la COP 27. Ses nuits sont écourtées, tellement cela l'énerve voire, l'exaspère. Depuis sa petite enfance, elle se sent liée à l'Univers et au sort de la planète. Petite, elle ramassait les détritus lors de ses promenades en scandant « pollution ! » à chaque déchet repéré. Une sorte d'identité environnementale l'habite : elle fait corps avec la nature et tous ces bouleversements créent chez elle de l'anxiété, de l'écoanxiété, selon la nouvelle terminologie.
Les colibris profitent des mangeoires installées derrière sa maison pour se faire des réserves avant d'entreprendre leur éprouvante migration vers des contrées plus clémentes. Brigitte observe leur va-et-vient rapide et nerveux. Leur capacité à faire du surplace et même à reculer la fascine. Ces oiseaux-mouches défendent leur territoire avec vigueur. Elle songe qu'elle pourrait prendre modèle sur eux et se joindre à la lutte pour la sauvegarde de la vie sur terre.
— Je devrais sensibiliser mes élèves, se dit-elle en se préparant à partir au travail.
Titulaire de 6e année à l'école La Grande Ourse, Brigitte surveille la cour en ce début de matinée d'automne et réprime un bâillement. Alphée, une élève de son groupe, la rejoint en fauteuil roulant.
— Va bien maname Mijitte ? nasonne la fillette souriante.
— Oui, ma grande, bluffe la professeure qui ne veut pas transmettre ses inquiétudes aux enfants. Tu observes encore les étoiles de chez toi ?
Le timbre de la cloche interrompt leur échange. Alphée manœuvre son fauteuil roulant vers la rampe d'accès. Les responsables du matin supervisent les rangs qui se forment pour l'entrée en classe dans un brouhaha de rires joyeux et de quintes de toux.
— La fumée des poêles à bois a commencé à incommoder certains poumons plus fragiles, constate Brigitte, sa fibre environnementaliste toujours proche. Certaines villes ont pourtant réussi à réglementer l'utilisation de ces cracheurs de CO2. Comment ça se fait que Val-des-Bois n'encadre pas cette pratique nocive pour l'air ambiant ?
— On habite une région de production forestière, alors tout un chacun peut facilement s'approvisionner et se chauffer à faible coût, explique sa consœur. Tu sais, les gens font leur possible pour économiser.
Brigitte réalise qu'elle devra choisir ses batailles. Celle-là est peut-être perdue d'avance. Elle prendra des informations auprès de la municipalité afin de cibler les points sur lesquels exercer de l'influence. En attendant, je vais mobiliser les élèves, décide-t-elle. Cela relève de mon pouvoir.
Des groupes de quatre sont constitués. Les esprits des sixième année bouillonnent. Les enfants se sentent très concernés par le sujet des changements climatiques et leur effet sur la faune. Ils veulent sauver les rhinocéros, les gorilles, les tigres blancs...
— Mais si on trouvait les animaux vulnérables du Québec et ceux de la région aussi ? émet une chef d'équipe.
Très habiles à fouiller les sites de recherche sur leurs tablettes, ils listent des espèces à risque d'extinction : la tortue à épines, le pluvier siffleur, la grenouille faux-grillon, la grive de Bricknell, le caribou, le chevalier cuivré.
— Oh non ! pas les bélugas, s'écrie une élève, à la consternation générale de la classe.
— Pis les monarques ! s'exclame un autre. C'est vrai qu'on en a moins vu cet été.
En furetant, ils se rendent compte du lien entre l'aménagement du territoire, les écosystèmes et les menaces de réduction de la biodiversité. La conséquence de la déforestation et l'épandage de pesticides, par exemple, ont réduit les zones d'habitat naturel de plusieurs insectes pollinisateurs, ont-ils lu. Chacun choisit un thème et Brigitte leur brosse les grandes lignes qui doivent apparaître dans leur exposé. La conclusion devra comporter des éléments de solutions amenés par des chercheurs.
*
En pause dans la salle de repos, Brigitte éprouve des émotions partagées : à la fois troublée par les renseignements répertoriés par les élèves et dynamisée par leur enthousiasme. Ils ressemblent à des abeilles qui butinent pour transporter le nectar vers la ruche. Plongée dans ses réflexions, elle n'entend pas qu'on l'interpelle. On lui tape sur l'épaule. C'est Colin, le nouveau prof de musique qui l'aborde armé d'un large sourire. Il lui tourne autour depuis un certain temps et tente de l'amadouer avec des invitations à des randonnées ou des cinq à sept. Aussi coloré que le colibri qui exécute, près de ses mangeoires, une danse du pendule pour séduire la compagne idéale, son collègue lui propose de l'accompagner à Montréal.
— J'ai su que tu étais préoccupée par les changements climatiques. On partirait, un petit groupe, pour manifester à la COP 15. On doit se mobiliser et unir nos voix à celles des étudiants.
— Mais pourquoi on s'élèverait contre cette conférence de l'ONU sur la biodiversité ? interroge-t-elle.
— C'est du bidon, ces rencontres : ça n'a jamais mené à rien, argumente Colin. Leurs mesures ne sont que d'autres occasions pour les entreprises et les États d'augmenter leur puissance et leur richesse. Ils prétendent protéger les écosystèmes sans éradiquer les causes du problème.
Ce raisonnement la perturbe ; elle ressent des palpitations dans sa poitrine. Son cœur bat presque à la vitesse de celui du colibri. Ces considérations pessimistes torpillent son mince espoir d'une amélioration des conditions pour contrer le déclin des espèces en danger.
— Je vais y penser, répond-elle, se demandant à quoi elle s'engagerait en lui emboîtant le pas.
La mobilisation passe encore, mais l'engagement amoureux, lui, l'inquiète. Elle devrait mettre cartes sur table dès le départ, sachant que cela peut agir comme éteignoir à des fréquentations éventuelles. Divulgue-t-elle avant même un début de relation son questionnement ? Parle-t-elle de sa décision de ne pas concevoir d'enfant dont la survie sur la planète est loin d'être garantie ?
*
Brigitte nettoie les mangeoires qu'elle a rentrées. Les colibris ont migré vers le Sud. Ils reviendront au printemps : ces oiseaux-mouches se souviennent de leur site d'alimentation d'une année à l'autre. Elle espère que leur habitat en Arizona n'a pas trop subi l'effet du réchauffement et qu'ils trouveront suffisamment de plantes pour se nourrir. Elle observe qu'à force de lire sur les impacts des changements climatiques, elle devient de plus en plus anxieuse. Passer en mode solution et se donner de « l'empowerment », un certain pouvoir, voilà ce qui l'aiderait à relaxer, selon Sonia Lupien, une chercheuse spécialisée dans la gestion du stress. Elle pense aux enfants qui ont aussi un besoin impérieux de s'approprier des leviers d'action pour améliorer leur sentiment de mieux-être.
De retour en classe, la titulaire recommande aux équipes de terminer leur travail sur la biodiversité avec un moyen concret à mettre en œuvre. Les discussions reprennent de plus belle dans chaque quatuor.
— Maname Mijitte, l'interpelle Alphée. Miens oir !
La fillette et ses camarades ont découvert, dans les archives de Mégantic, un article sur les anciennes coupes à blanc sur la montagne au milieu du vingtième siècle. Ils ont déjà pensé à un geste à poser. Ils soumettent une idée d'activité d'intégration qui réchauffe le cœur de leur enseignante.
— On irait planter chacun cinq sapins sur les terrains de la municipalité. Monsieur Brouillette de la pépinière nous les donnerait si je lui demande, expose un élève : c'est mon oncle.
— Quelle bonne idée ! Peut-être qu'on pourrait demander à monsieur Colin, votre prof de musique, de venir nous aider, commente Brigitte en rougissant.