La Boîte-à-rien

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Ma mère était une collectionneuse de boîtes.
La plupart étaient des boîtes métalliques, rétro. Mais, la collection comptait aussi des coups de cœur, des spéciales, des offertes, des ramenées de vacances, qui pouvaient varier en matière, et surtout en taille. La collection avait très vite dépassé la centaine.
Alors, après trois déménagements, en à peine dix ans, mon père avait institué un précepte péremptoire, face au déploiement d'énergie qui avait été nécessaire, à chaque fois, pour organiser le voyage des objets du foyer. Ces objets qu'il aimait imager par les fameuses casseroles traînées, derrière la voiture des jeunes mariées, et qui avec les années, s'étaient métamorphosés en batterie entière de cuisine !
Une fois mes parents installés dans ce qui, finalement, allait s'avérer être leur dernière demeure, mon père décréta : « Tout volume qui rentre doit ressortir, d'une manière ou d'une autre ! ».
Alors, ma mère, qui avait senti sa collection en danger et la nécessité d'en justifier l'étendue, avait cherché, avec un peu plus de rigueur, à donner une utilité à chacune de ses boîtes. Les boîtes avaient fini, tant bien que mal, par servir de conditionnements de denrées, de papiers, et de bidouilles et bricoles, de tout ordre.
Mais il y en avait une qu'elle ne parvenait pas à légitimer. En forme d'étoile, haute d'une dizaine de centimètres, en carton-pâte, celle-ci ne trouvait pas sa fonction. Sa forme était franchement malaisée pour servir de contenant à quoi que ce soit.
Comme elle était très jolie, ma mère aurait voulu l'imposer comme objet de décoration. Elle était d'un vert et d'un rouge profonds, agrémentée de touches de doré, et sur son couvercle était représentée une chaleureuse scène de l'esprit de Noël : trois oursons, en relief, décorant un sapin. Oui, mais voilà... Il était quasi impossible de l'exposer sur la tranche pour mettre en valeur le tableau, car le couvercle était trop lâche. Et la boîte, vite en déséquilibre, finissait toujours par s'ouvrir en deux et chuter.
Alors c'était devenu un motif de taquinerie entre mes parents. Par période, surtout lorsque d'autres boîtes faisaient leur apparition dans la maison, mon père s'amusait, en la menaçant de s'en débarrasser. Ma mère, stoïque, répliquait :
— Pas question : elle est spéciale.
— Mais... c'est une boîte à rien !
— Peut-être, mais, c'est ma boîte à rien !
Si bien que la « boîte-à-rien » était devenue un symbole – connu de tous les proches – de leur mariage, et de leurs petites anicroches. Les bagatelles-ritournelles du bonheur d'être ensemble depuis si longtemps et de se connaître si bien.

J'avais quitté la maison, depuis vingt ans, pour mener ma propre vie et fonder ma propre famille, lorsque ma mère décéda.
Dans les semaines qui suivirent l'incinération, je revins, plusieurs week-ends de suite, pour aider mon père à trier ses affaires, et même un peu plus. Pour mon père, les objets avaient soudain pris trop de place, quoique maintenant l'espace lui sembla décuplé. Ils étaient devenus trop voyants et encombrants, maintenant que sa femme s'était comme volatilisée... Il n'y avait que les boîtes qu'il n'avait pas encore envisagé de faire disparaître. Certaines poursuivaient leur rôle utile, au quotidien. D'autres décoraient, par-ci, par-là.

Un dimanche matin, au petit-déjeuner, nous nous retrouvâmes chacun à un bout de la petite table de la cuisine, les yeux cernés de lassitude, au-dessus d'un large bol de café. La veille, nous avions bouclé nos voyages à la déchèterie et aux organisations caritatives. Je remarquai que le regard de mon père fixait quelque chose, de biais.
Je finis par lever la tête, et réalisai que c'était la boîte-à-rien qui trônait sur une étagère, en hauteur, calée par un gros pot d'herbes de Provence et un moulin à poivre.
Doucement amusé, je me levai avec l'envie enfantine que mes doigts redécouvrent les reliefs des oursons. Le chagrin, depuis le décès de Maman, avait immergé ma poitrine, à en rendre mon corps lesté, accablé. Mais il s'éclipsait par moments grâce à l'amnésie amenée par l'action journalière, comme pour m'offrir la répétition et la promesse que, oui, viendrait bien le jour où je pourrais à nouveau penser à elle sans déchirements.
Je n'osais imaginer ce que mon père pouvait ressentir. Je l'avais vu pleurer des larmes d'égarement, par violentes bourrasques, qui l'avaient obligé à s'asseoir précipitamment ou s'allonger longuement. Mais souvent, également, une espèce de tranquillité le faisait se relever sur ses deux jambes décidées, comme si la dignité d'endosser le rôle de celui qui reste, de celui qui représente la mémoire, avait fini par le bercer et le consoler un peu.
Ma voix vint, un peu, trahir l'émotion qui gagnait à nouveau du terrain. J'essayais de plaisanter :
— Alors ? Et, elle ? Tu vas en faire quoi, maintenant ? T'en débarrasser ?
Il sourit avec calme :
— Ah, non, Maxime... Je n'ai plus le droit... Maintenant, elle contient quelque chose...
— Quoi ?
À la fois désemparé et ma curiosité piquée au vif, je m'empressai d'ouvrir la boîte. Elle était vide. Je relevais les yeux, sans savoir s'il avait voulu me faire une blague, ou s'il avait été convaincu de la chose :
— Mais, Papa... Elle ne contient rien...
Le sourire de mon père s'élargit, avec une tendresse infinie :
— Si, mon garçon. Nos souvenirs...

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