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Ma main est bien au chaud, serrée dans celle de ma mère. Mon pas timide tente de se caler sur le sien, rapide et sûr. Aujourd'hui, je lui arrive presque à l'épaule.
Elle me rappelle à l'ordre : « Eleiah, garde la tête haute ! » Je lui obéis.
Alors que nous passons devant l'épicerie, un gros homme crache par terre en signe de mépris. Nous le dépassons et je sens encore sa haine effroyable et son regard brûler mon dos. Je regarde nos pieds et je me concentre sur le bruit de nos pas qui font craquer les feuilles mortes. De temps à autre, le soleil d'automne se glisse à travers les nuages, réchauffant nos épaules. Et comme toujours, je reste stupéfaite et fascinée par l'ombre de ma mère qui se dessine sur les pavés de la rue : fine, élancée, élégante, nette.
Je suis fière de l'ombre de ma mère.
Un groupe d'adolescents fume en face d'un bar, chacun arborant le crâne rasé de rigueur et le crucifix brillant sur le blouson noir. Leurs ombres se mélangent sur le trottoir en une forme étrange, telle un prédateur menaçant. Ils toisent ma mère de leurs yeux perçants, un rictus accroché sur leurs visages.
— Voici Mère Térésa, ricane l'un d'entre eux. Ils se ressemblent tous. Je t'offre un verre ?
Ma mère ne ralentit pas. Je grince des dents.
— Salope ! Putain !
Ils hurlent des insultes dans notre dos. Le soleil se cache instantanément derrière les nuages, comme s'il était embarrassé devant tant de vulgarité. Le vent se lève et rabat sur le groupe de grossiers personnages une volée de poussière et de débris.
Je m'accroche à la main de ma mère et je me mets à trotter pour rattraper son rythme qui s'est accéléré. Sa mâchoire est crispée et son regard est dur. Elle ne quitte plus des yeux la porte de l'Infidélarium.
Un jour, quand j'avais 4 ans, je rentrais de jouer avec les enfants du voisinage. La journée était belle et le soleil brûlait haut dans le ciel.
— Qu'est ce qui ne va pas ma chérie ? demanda ma mère en s'accroupissant pour essuyer les larmes sur mon visage. Mais mes larmes ne pouvaient pas s'arrêter et jaillissaient comme une fontaine.
— Maman, comment ça se fait que je n'ai pas d'ombre ? Je l'avais découvert quand certains enfants s'étaient mis à faire des ombres chinoises sur les hauts murs du parc. Quand mon tour était venu, je n'avais pu faire le loup. « Regarde ! »
J'avais ouvert la porte et coincé mon bras dans l'embrasure baignée de soleil. Il n'y avait pas la moindre trace d'ombre sur le sol.
— Tends ton bras, maman !
Quand elle le fit, la forme de son bras, d'un gris sombre et beau, tomba sur le sol.
— Tu vois !
Je sanglotais de plus belle. Ma mère me prit dans ses bras et me serra fort. Je réalisai alors qu'elle savait que j'étais née sans ombre et qu'elle ne me l'avait pas dit pour que je n'en souffre pas, pas encore. Elle embrassa mes larmes et me dit qu'elle ne me quitterait jamais, qu'elle serait toujours là pour me tenir contre son cœur.
— Regarde ! me dit-elle en me montrant son ombre. Mon ombre est aussi ton ombre. Ne l'oublie jamais !
A ce moment, mon père rentra à la maison. Toujours en me tenant dans ses bras, elle embrassa mon père et dit :
— Et mon ombre est aussi l'ombre de ton père.
J'ai regardé l'ombre fine sur le sol et pour la première fois je vis que mon père n'avait pas d'ombre non plus.
En sixième, je n'eus plus le droit d'aller à l'école du quartier. Je devais faire un long trajet en bus pour assister à des cours spéciaux donnés aux enfants sans ombre, dans des préfabriqués sombres et humides. Mon père et moi, comme tous ceux de « notre espèce » ne fûmes plus autorisés à nous mêler aux gens avec des ombres. Dans les supermarchés, les restaurants, les transports en communs, tous les lieux publics, nous devions rester dans des sections désignées. Jour et nuit, nous devions porter des brassards donnés par la Fédération pour nous identifier.
Dans un de mes livres scolaires, j'avais appris que nous étions sans ombre parce que nos ancêtres avaient trahi Dieu. C'étaient des infidèles. Alors, Dieu les avait privés de leur ombre pour que tout le monde les reconnaisse, eux et leur progéniture.
Mon père fut renvoyé de son travail quelque temps plus tard. On avait fait comprendre à son patron que sa tolérance vis-à-vis de « cette race-là » était impure. Il rentra alors dans la Résistance à la Foi. Puis des gens ont dit à la Fédération que mon père ne portait pas son brassard et il a été envoyé à l'Infidélarium. Mais je crois plutôt que c'était parce qu'il avait parlé de tuer le Gouverneur, celui qui dit toujours : « Tous les êtres naissent égaux en droits pour peu que leur ombre se projette sur le sol. »
Dans le livre, j'avais également appris que nous vivions dans un état clément pour les gens sans ombre. Dans une autre partie du monde, nous aurions été simplement brûlés vifs. Mais ici, on nous demande juste de nous repentir. Les évangélistes religieux répétaient à la télévision tous les jours : « Que voyez-vous sur le sol lorsque vous baissez les yeux dans la gloire de Dieu ? Vous voyez vos propres ombres humbles. Votre ombre est votre lien avec Dieu, votre ombre est votre contrat avec Dieu. Vous avez trahi Dieu si vous n'avez pas d'ombre et pour cela vous devez vous repentir, pour recevoir le don de Dieu et recevoir votre ombre. » J'avais lu beaucoup de contes de fées d'enfants nés sans ombre, qui grâce à leur fidélité et à leur respect des lois de ségrégation, avaient reçu le don de Dieu.
Ma mère, elle, avait choisi de rester l'épouse d'un homme sans ombre, la mère d'une enfant sans ombre. Elle avait perdu tous les privilèges accordés par la loi à une personne avec une ombre.
En face de la porte de l'Infédélarium, une dizaine de femmes et d'enfants attendent. Les femmes portent des tabliers usés et les enfants sont en haillons sales, leurs visages sont hâves et blêmes, leurs corps sont déformés et leurs yeux sont sans vie.
Tous ont immédiatement remarqué l'ombre de ma mère, la seule dans la foule. Leur regard s'arrête un instant sur moi avant de chercher mon ombre à mes pieds. Quand ils ne la voient pas, ils ne m'accordent plus d'attention et encore, et encore, ils fixent l'ombre de ma mère, incrédules. En retour, ma mère sourit vaguement.
Puis la porte s'ouvre et un homme sans ombre sort en titubant. Il est maigre et faible et l'odeur de décomposition qui l'entoure soulève l'estomac. Les gens autour de nous le regardent puis s'en vont. De toute évidence, il n'est pas celui qu'ils attendent.
Ma mère, elle, s'attarde, échangeant un long regard avec l'homme qui approche.
— Ce n'est pas mon père, dis-je.
— Je sais, dit ma mère. Mais c'est ton oncle.
C'est un mensonge. Je le sais. Mon père ne peut pas avoir autant de frères. Le premier de chaque mois, nous venons ici pour voir si mon père est parmi les prisonniers libérés. Nous n'avons jamais vu mon père sortir. Mais quand un homme sort et que personne n'est là pour l'attendre, ma mère dit qu'il est mon oncle et le ramène avec nous. Heureusement, ces hommes ne vivent pas longtemps. C'est d'ailleurs pour cela qu'ils sont libérés. En fait, ils meurent tous dans le mois qui suit. Sinon, nous ne pourrions pas survivre avec le peu d'argent que ma mère ramène à la maison.
Mais je suis habituée à serrer la main d'un étranger sans ombre, et à l'appeler oncle ceci ou cela. Quand nous aidons l'homme à marcher, silhouette décharnée calée entre ma mère et moi, je montre toujours l'ombre de ma mère en disant : « Regardez, c'est notre ombre ! » Pourtant je n'aime pas ces oncles. C'est à cause d'eux que j'ai toujours faim. C'est à cause d'eux que la Fédération veut me voir demain.
Je crois que j'ai grandi trop vite. Je veux me cacher dans l'ombre de ma mère, aussi longtemps que je le peux.
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Pourquoi on a aimé ?
Un texte comme un cri déchirant, comme un appel à l'aide étouffé par le poids de l'impuissance. Une dystopie complexe, travaillée, qui emporte le
Pourquoi on a aimé ?
Un texte comme un cri déchirant, comme un appel à l'aide étouffé par le poids de l'impuissance. Une dystopie complexe, travaillée, qui emporte le