Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité. L'espace d'un cillement, le temps semblait s'arrêter. Lui qui garde toujours une trajectoire constante sur ce monticule de terres où les hommes sont guidés tantôt par leurs émotions tantôt par les résultats de leurs actions. Grand-père me disait souvent que les évènements n'arrivent jamais en même temps et que c'était aux hommes d'inventer la cité à chaque seconde avec les moyens dont ils disposent. Les moyens, pour lui, c'est nous. Ce sont les corps mêlés dans la quête d'un projet commun, la beauté saisissante des reliefs et l'aube du petit matin.
S'il me fallait vous dire ma ville, je vous dirais qu'elle n'est ni un film au western ni un roman à la Agatha Christie. Divisée inégalement, on peut compter ceux qui mangeaient en parlant du temps et ceux qui n'avaient pas le temps de parler. Elle est avant tout un lieu tissé aux hasards du temps. Une histoire faite de tumultes, de fureurs, de joie pure, de faims, parfois de couleurs et de mots, d'évènements très ordinaires. Ce qui ne fut pas le cas de cet après-midi de janvier à l'heure où le crépuscule cherchait ses couleurs de recommencement. Ce jour-là, la terre, marquée de ses cicatrices profondes, semblait revendiquée ses droits dans ce merveilleux tableau qu'est l'existence. Soudain, surgit de la terre un lourd grondement qui semblait être exécuté par des voix invisibles. Un bruit sourd. Un bruit de fin du monde. Les maisons effondrées laissaient place à un tas de débris informes. D'énormes nuages de poussière s'élevaient de partout. Peur. Incompréhension. Rage contenue. Silence. Puis, un cri. Un cri inhumain, asexué et interminable. Est-ce qu'on s'y attendait ? Certainement pas. Á part les évangélistes qui criaient à qui veut l'entendre que la fin du monde était proche. La vie était normale pour nous qui avons l'habitude de domestiquer le chaos avec indifférence.
Un après-midi de fin de semaine, quelques jours après le séisme, je me trouvais au centre-ville de la capitale devant l'ancienne cathédrale. Celle qui, autre fois, avait été un repère pour les étrangers et un abri pour les pèlerins n'est qu'un t'as de ruines. Au parfum de la vie, s'interpose la puanteur des lieux qui asphyxie les paroles. La ville est devenue un immense égout à ciel ouvert. Les fatras explosent. L'air est pollué par les vapeurs de la circulation et des égouts saturés. Le commerce informel, les mendiants, les chiens errants s'harmonisent pour donner un sens à ce lieu. Les immeubles et les maisons ne sont que des murs éventrés. À tout ce bazar, s'ajoute la rivière, véritable bassin d'immondices à la moindre pluie venue, par laquelle riverains et marchands passent. Au loin, une marchande vend un lot de mangues. Des enfants jouent avec un cerf-volant sur un pan de toit écroulé. Dans l'air, flottent des chansons de Jah Nesta et de Bob Marley. Chacun essaie de reconstituer les fragments du passé. Plus loin, j'entendais les aboiements des chiens excités par l'odeur des cadavres qu'on mettait dans les fosses communes. De cette ville, il ne reste que des débris. Ils sont comme des ratures, des pièges empoisonnés dans cette atmosphère où tout a été intériorisé dans ces moindres recoins. Aux carrefours de la réalité, ils nous rappellent que nous sommes à leur image. Telle une plaie béante, ils s'incrustent sous notre peau et rythment nos quotidiens.
Dans les rues, on respire l'odeur de la cité. Celle de la sueur, de la nostalgie, de la faim qui tiraille l'estomac et compresse le cœur d'incertitudes. Celle faite de prières à Saint-Antoine et de promesses à Maître Carrefour pour leur conter les doutes, les peurs d'homme, l'angoisse qui serre le cœur à la perte d'un être cher et les mots en manque pour accompagner l'absence. Beaucoup de ceux qui viennent n'ont pas oublié leur caméra ou leur bloc-notes. L'objectif : Capter le gouffre des regards dans la quête de l'éternel exil du pain quotidien, les douleurs collant à la peau telles une effigie en terre battue, la nudité des reliefs. Nos ruines et nos différentes failles qui nous ont longtemps identifiées. Ce qui est sûr, c'est que le tremblement de terre à Port-au-Prince fera un grand sujet de débats à l'étranger.
Cela fait des jours que Port-au-Prince a été chevauché par un quelconque dieu assoiffé de sang et de chair. Mise à nue et livrée à ses détracteurs, elle sombre dans une obscurité pernicieuse où la démence filtre ses mots. La ville est devenue une forte gueule. Certains habitants disent que chaque nuit les âmes de ceux qui ne voulant pas partir le cœur lourd chantent le petit pays en eux. Symphonie des milles et une peine du bas-ville. J'ai fini par comprendre qu'on a beau vivre des mêmes maux et puiser dans le même substrat, nous n'avons jamais pu nous toucher. Ce millimètre d'espaces, laissé au soleil, a laissé une légère faille entre nous. Qu'au fond de nous, nous étions en ruine autant que l'environnement dans lequel nous vivons.
Dans cet étrange contraste, je me demande quel acte humain pourrait donner un sens ici. Je ne sais pas quand il a bien fallu cesser d'évoquer les souvenirs enfouis de l'enfance pour se parler, se découvrir. Et surtout, de s'aimer à travers des échanges parfois passionnels, distants, fusionnels ou chaleureux. De s'oublier soi-même et de ne pas goûter aux joies d'une conversation en toute cordialité et franchise. D'exprimer la merveilleuse sensation des corps qui embrassent la nature. De donner à l'autre les parts de paysages humains qui restent de cette île blessée. C'est ainsi que, le regard perdu, je me laisse bercer par ces voix qui viennent de loin. Inconnues. Puissantes. Des voix qui semblent vouloir tourner dos au malheur et le transformer en une lumière humaine.