KOTA ZO

« Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité. » Contait nostalgiquement Véronique à la petite Wolotegba avant de poursuivre en affirmant d'une voix grelottante « lorsque tu es née, j'étais si impatiente de t'avoir à mon tour dans mes bras, ta rencontre a donné un nouveau sens à ma vie Maminou ».
 
Le 29 février durant l'an 2000 au sein de l'hôpital communautaire de Passimingui à en République de Kangabe, naissait prématurément Wolotegba. C'est en présence d'une équipe obstétricale incomplète, faute de moyens, composée uniquement d'une sage-femme et d'un gynécologue, de sa mère Mawa et de sa grand-mère Véronique qu'elle poussa son premier cri qui transperça les murs délabrés et les plafonds éventrés du seul hôpital de la capitale et qui se perdit parmi ceux d'une population désespérée, en proie au chaos depuis des décennies. 
La grand-mère impassible, restée en retrait, car pas confortable avec la grossesse de sa jeune fille de 19 ans, sentit son mécontentement se dissiper au fur à mesure que les cris de l'enfant s'intensifièrent. Une infirmière la déposa encore nue directement sur la poitrine de sa mère pour l'apaiser, mais cela ne suffit pas. La mère mobilisa alors ses dernières forces pour bercer le nouveau-né tout en chuchotant son prénommais en vain cela ne la consolait pas.
La grand-mère toujours en retrait et spectatrice de la scène fut interloquée par la puissance vocale de ce petit être et commença alors à se rapprocher de sa petite fille et contre toute attente ses pleurs commencèrent à diminuer jusqu'à ne plus s'entendre du tout. À se demander si elle n'avait pas usé de ce moyen pour attirer son attention, cette attention particulière que la grand-mère lui donna et s'engagea dès ce jour à toujours lui porter.
 
Wolotegba n'avait pas été désiré par ses deux parents. Sa conception a été envisagé désespérément par sa mère Mawa comme un stratagème en vue de contraindre l'homme qu'elle fréquentait à ne pas la quitter.
Cette jeune femme de 19 ans au tempérament de feu, cadette de onze enfants, n'avait aucune perspective d'avenir comme de nombreux autres jeunes du pays qui ne faisaient que tanguer sur le fleuve de la vie en espérant ne pas couler. Elle n'était pas issue d'une famille riche et influente, elle n'appartenait pas à une ethnie majoritaire et au pouvoir à cette époque, elle ne brillait pas par son intelligence non plus. Elle avait pour elle que la beauté et la vertu qui n'ont jamais été noires, elle avait la couleur du miel. Comme ses sœurs, ses tantes, sa mère et d'autres générations avant elle, Mawa avait intériorisé les préjugés esthétiques selon lesquels une femme était plus belle, pure et donc serait plus valorisée par la société et courtisée par ses hommes si elle est clair, a le nez petit et fin et les cheveux qui s'éloignaient du type crépu. C'est dans ce capital beauté que Mawa puisait toute sa confiance. Pour elle, il était impensable que ce monde et les hommes qui le peuplent lui refusent quoi que ce soit parce qu'elle était jeune, clair et avait le nez fin.
Le jeune homme qui avait la vingtaine et qui exerçait en tant que militaire au sein de l'armée nationale du pays, n'avait absolument pas le désir de sauver cette relation et encore moins d'endosser cette paternité qui lui était imposée même si la mère était jeune, clair et avait le nez fin. Il prit alors la décision de ne pas assumer les conséquences de cette grossesse et ne céda pas aux pressions de la famille musulmane qui voulait qu'il marie leur fille enceinte de gré ou de force pour leur épargner l'opprobre et l'humiliation. 
 
La peur du regard des autres et de leurs jugements, poussa Mawa à étouffer tant bien que mal les marques corporelles de sa grossesse sous ses pagnes qu'elle n'hésitait pas à serrer à sa taille pour aplatir son ventre comme pour contenir cet élan vital en elle. Le plus dur à affronter pour elle était le regard de son père où elle y lisait de la déception mêlée à de la colère lorsqu'il dédaignait la regarder. Cet instituteur musulman respecté par ses paires, par le voisinage et reconnu par quelques élites politiques du pays, misé beaucoup sur la piété de ses filles et l'honneur de ses fils. Lui qui avait tout sacrifié pour ses onze enfants, comme ses parents avant lui venus du Kwa, pays voisin pour faire fructifier leurs affaires, souhaitait que ses enfants deviennent des personnes influentes et de valeurs dans son pays d'adoption. Désir auquel sa femme, Véronique, rebaptisée Zara après leur union, ne pouvait que s'accrocher. Elle qui avait conscience de l'humilité de ses origines paysannes, donner une place cruciale au travail. À l'instar d'autres femmes de sa génération et de sa confession, le foyer s'imposait comme l'unique espace où elle pouvait se réaliser. Bourreau de travail qu'elle était, c'est au Marché du quartier qu'elle trouva son exutoire. Dès l'aube, elle s'en allait vaillamment récolter des diamants dans les mines qu'elle transportait pour les revendre à son petit stand du Marché, délimité par son pagne fétiche qui est aussi le pagne sur lequel elle se vantait d'avoir mis au monde ses onze enfants et d'avoir survécu malgré les diverses complications de chacune des grossesses. Fidèle à son poste, elle n'était que très rarement absente lors de ses jours de travail, cette constance et cette assiduité était remarquée par celles et ceux qui vendaient à ses côtés et appréciée par ses clients qui lui vouaient une fidélité sans réserve, allant jusqu'à la renommée affectueusement Z-V, « Z » pour l'initiale du prénom « Zara » et  « V » pour l'initiale du prénom Véronique.
Cette vaillante femme, qui s'est vu voler son innocence à 14 ans par son instituteur, laissé avec un enfant et privée d'une scolarité enrichissante et épanouissante, a pu rebondir et briller en société, car elle aimait inconditionnellement et s'intéressait sincèrement à son prochain. 
Véronique était la figure archétypale de la femme matriarche ; cadette de 15 enfants, mère de 13 enfants dont Wolotegba qu'elle considérait comme sa dernière, elle tenait sa famille et dirigée leur quotidien d'une main de fer dans un gant de velours. Si bien, qu'on était surpris de savoir que cette femme d'1m64, d'apparence calme, effacée et réservée ait été un tel concentré de leadership. « Véronique » signifie « porter la victoire », son prénom laissait déjà présager son caractère combatif et résilient que le Ciel n'a cessé d'éprouver en parsemant sa vie d'obstacles.
 
Après avoir accouché, la jeune mère retourna avec le nouveau-né vivre au sein du domicile familial et pu compter sur l'aide de sa mère, ses sœurs, ses tantes pour élever avec elle la petite Wolotegba. Elle dû arrêter ses études pour endosser pleinement son nouveau rôle de mère. Elle s'attendait à être submergée de bonheur en regardant son enfant dormir, en entendant ses gazouillis ou en sentant sa respiration sur sa poitrine lorsqu'elle la berçait, mais cette douce sensation ne surviendra pas. À la place, ce fut une vague de détresse profonde et persistante qui la submergea et ne la quitta plus. Bien heureusement pour l'enfant et elle, la jeune grand-mère remarqua très vite qu'il y avait un problème quelque part. 
Les pleurs incontrôlables et sans raison de sa fille, sa fatigue intense et prolongée, sa difficulté à gérer le stress et son irritabilité qu'elle déversait sur le vulnérable bébé l'alerta et elle décida de s'occuper pleinement de l'enfant. La famille s'organisa pour que la jeune femme puisse poursuivre ses études en Moundjou, là où son frère aîné était déjà installé. Elle n'aurait pas de soucis à se faire pour l'éducation de sa fille, car sa mère prendrait le relais avec l'aide de toute la maisonnée. 
Wolotegba grandit et s'épanouit alors sous le regard aimant et protecteur de sa grand-mère qui ne tarda pas à devenir sa première figure d'attachement. 
-       « Kaka » balbutia Wolotegba.
Le premier mot qu'elle prononça lui fut adressé. Elle décida de la surnommer affectueusement « Kaka ». 
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