Il savait

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Toute histoire commence un jour, quelque part. Toutes les histoires ont leurs histoires, comme aurait dit l’autre. Marcus et moi, on sortait ensemble depuis plus de six mois mais j’avais en moi, ce sentiment que la nôtre n’avait pas encore vraiment commencé. Il restait entre nous tellement de non-dits, de mon côté, du moins. Lui, j’avais l’impression de connaitre jusqu’à la plus infime partie de lui, de pouvoir prédire chacune de ses réactions. Je savais comment le faire sourire, je connaissais ses ambitions, son rapport à la vie. Il ne se mettait jamais en colère. Cela m’avait surprise. Je n’y étais pas habituée. Mes amies le disaient froid, moi je préférais dire taciturne et rien ne me plaisait plus au monde que la certitude d’être la seule avec qui il pouvait se laisser aller et rire.

Je pensais souvent à la première fois où je l’ai vu. Le hic avec les plus grandes histoires de nos vies c’est que souvent on ne les attend pas. Elles surviennent sans s’annoncer, quand la vie commence à ressembler à une suite de jours tous semblables, nous enferme dans une triste routine. Parfois, le début prend la forme d’une rencontre. Alors plus tard, on regrette de ne pas avoir été sous son meilleur jour à ce moment-là, d’avoir porté ce jean usé, de ne pas s’être assez maquillée, ou on se fabrique de faux souvenirs en enterrant tout ce qui a été imparfait.
Si j’avais su, par exemple, ce jour-là, j’aurais fait un effort sur moi-même. Peut-être aussi que je n’aurais rien changé parce que dans cette genèse, tout avait été comme si j’étais l’héroïne d’une de ces comédies romantiques que j’aime et que toute une équipe technique aurait été là pour tout rembobiner, si j’avais dit quelque chose qu’il ne fallait pas.

Je l’avais rencontré un jour de pluie, à la rue du Centre, alors qu’il était venu se mettre à l’abri à côté de moi. Il m’avait fait un bref signe de tête mais n’avait pas prononcé un mot pendant longtemps, si bien que j’avais fini par presqu’oublier sa présence et je fixais les gouttes de pluie qui s’écrasaient lourdement contre le sol, en priant pour qu’il arrête de pleuvoir enfin. Soudain, j’avais entendu un rire d’une joie folle. L’inconnu semblait s’être illuminé. Je l’avais regardé, perplexe, me questionnant sur sa santé mentale. Après tout, il avait beau être proprement vêtu, on ne sait jamais. Mon regard dérouté n’avait fait qu’accroitre son hilarité. S’arrêtant brusquement de rire, il m’avait dit : « Elle est affreuse, votre coiffure ! »

Je souris, je me rappelle que je m’étais sentie vexée. J’avais porté ma main à ma chevelure comme si j’avais oublié, comme si je ne savais plus ce que j’en avais fait avant de sortir. Pourtant, après une journée passée à travailler au salon de beauté, je m’étais maintes fois aperçue dans le miroir en m’occupant des clientes. Mais cette phrase avait eu le mérite de me désarçonner. Je me rappelais bien des taquineries de mes amies qui me disaient que j’allais faire fuir les clientes. Mais je ne m’attendais certes pas à me faire critiquer par un bel inconnu duquel je me serais plutôt attendue à des avances que j’aurais poliment repoussées tout en ayant au cœur cette petite étincelle de fierté que ressentent généralement les femmes à ces occasions. Du moins, moi, je le ressens à chaque fois que le gars n’est pas trop louche.

Je ne me souvenais plus vraiment de ce qu’il avait dit pour désamorcer les choses après sa phrase surprenante. Il me confia plus tard qu’il cherchait juste une façon de m’aborder. Et aussi bizarre que celle-là avait été, cela avait marché. Et je crois que je l’ai très peu vu rire aussi ouvertement après.


Dans toutes mes relations amoureuses antérieures, j’avais taillé mon espace personnel, que j’appelais avec plaisir mon petit jardin secret mais qui en vrai était aussi envahissant qu’une fosse qui empêchait à jamais l’autre de me rejoindre ou de me comprendre, encore moins de me blesser. Mais avec lui, cela avait été différent. Je voulais m’ouvrir à lui. Le courage m’en avait seulement manqué jusqu’ici. Dans les moments où je me sentais très (trop) sentimental, je me surprenais à penser que le destin avait ainsi arrangé les choses, pour qu’au jour où Marcus viendrait, mon cœur soit prêt pour lui. S’il ne m’avait pas appelée après, je crois que je l’aurais fait. Je voulais que quelque chose commence. Je voulais que cette rencontre étonnante soit le début d’une grande et belle histoire.

Ce soir-là enfin, un 24 décembre, je me sentais prête à me confier. Il fallait qu’il sache, qu’il me comprenne enfin. Il devait tout savoir des moments où je me noyais dans mes pensées avec à chaque fois la peur au fond de moi, de ne plus pouvoir en ressortir. Je devais lui dire les nuits passées sans arriver à fermer l’œil, guettant des bruits de pas furtifs, un souffle derrière mon dos ou le son ô combien détestable d’une boucle de ceinture. Je crois que je porte ce son en moi comme un traumatisme et parfois, mon imagination se jouait de moi. Si je ne lui disais pas tout ça, il ne saurait jamais pourquoi parfois je redevenais parfois une petite fille peureuse qu’il devait protéger ni pourquoi le seul nom de mon père me donnait des frissons d’une bien terrible sorte.

Pas comme celle que sa présence provoquait. Quand il était là, c’était ma peau, mon corps, tout en moi qui le voulait. Les tam-tams de mon cœur s’accélérait et à chaque fois, je craignais de ne plus me rappeler comment on fait pour respirer. J’avais confiance en lui. Si lui ne comprenait pas, qui le ferait ? Ma mère n’a jamais réussi. Elle était toujours embarrassée par mes pleurs et s’étonnait qu’on puisse être triste quand on avait à manger et des vêtements à se mettre.

Je ne voulais pas sombrer dans le pathétique. Je ne cherchais pas à lui arracher des larmes. Je redoutais de voir la pitié dans ses yeux. Mais la grande part de mon esprit se concentrait sur l’histoire qui, partant de ma bouche, se déroulait ligne après ligne sur mes pieds. Je ne le regardais pas. J’essayais pitoyablement d’endiguer le flot de mes larmes, d’empêcher ma voix de trembler. Mais il m’était impossible de brasser le poignard dans la plaie béante de mon passé en gardant le sourire. Lui ne disait rien. Il ne me posait presque pas de question. Je m’étais dit que c’était sa façon de respecter ma douleur, de préserver ma dignité.

Je devais me forcer à me rappeler ce qui avait rompu le barrage de ma retenue, pourquoi, tout à coup, je me mettais à parler comme si ce droit allait bientôt m’être enlevé. Peut-être parce que ma mère était morte ce matin-là et que j’aurais voulu lui expliquer tout cela, à elle. J’aurais surtout voulu lui demander pourquoi elle n’avait jamais réagi. Même pas après la troisième hospitalisation ou tous les alitements, quand elle brûlait ses nuits à calmer mes fièvres ou à appliquer des baumes sur les parties enflées de mon corps.

Mais bien plus qu’à ma mère, c’est à tous nos voisins, tout mon quartier, mes professeurs d’école que j’aurais voulu demander des comptes. Pourquoi personne n’avait rien dit ? Comment un père pouvait-il sans crainte de représailles, laisser des cicatrices, casser une jambe, puis un bras quelques semaines plus tard à sa fille et ce, périodiquement, sans que personne ne se soulève contre cela ? C’était ainsi et c’était normal. Si on lui demandait, il pouvait simplement dire qu’il me corrigeait, qu’il nous corrigeait. Il était le père, le mari, l’homme, le faiseur de lois. Celui qui n’avait pas à rendre des comptes, qui pouvait entretenir trois familles avec femmes et enfants dans le même quartier et se permettre dès qu’il était un peu saoul ou un peu fauché de se servir de nos corps comme des punching-balls.

Il n’y avait pas une zone de mon corps où il n’avait abattu, un câble électrique, une ceinture ou peu importe ce qui pouvait lui tomber sous la main. Il n’y avait pas un recoin de mur dans la maison contre lequel il ne m’avait cognée même quand il était de bonne humeur. Juste parce que me voir pleurer lui causait un plaisir presqu’orgasmique, le sentiment d’être tout puissant.

J’avais dix ans la première fois. J’avais commis une bêtise. Je ne me rappelle plus de ce que c’était, si c’était grave ou pas. Puis, je m’en veux de questionner la gravité de ma bévue, comme si je lui cherchais une justification. En fait, je lui en avais toujours trouvé. Il me frappait. Tous les autres pères faisaient pareil. Lui le faisait seulement plus fort que les autres, avait en lui plus de colère que les autres.

Je crois que je n’avais vraiment commencé à lui en vouloir que quand je ne lui avais finalement plus suffi et qu’il s’en prenait alors à ma mère. Ou peut-être plus tard, quand j’avais réalisé qu’il pouvait me blesser plus que par des coups.

Le pouvoir des mots. Il n’avait pas été le premier à me le faire entrevoir. Non, le premier avait été mon professeur de français au secondaire. Quand il arrivait dans la classe, il se mettait à faire jaillir les mots avec emphase de ses lèvres trop noires. On sentait en le voyant le plaisir qu’il avait à se tenir là, à s’imposer par l’espace occupé par ses mots. Il semblait nous les jeter au visage comme de la poudre qu’on jette aux yeux. Moi, je n’avais pas encore compris.

Les mots, ils me faisaient peur parce que souvent ils venaient des autres et dans ces cas-là, souvent ils me faisaient mal. Je pleurais quand mon père se servait des siens comme des poids pour soumettre ma mère, pour la jeter plus bas que terre, comme une inutile ou un animal recueilli par pitié. Je détestais ses mots, je le détestais lui. Je détestais surtout ma mère de ne pas réagir, de continuer à lui sourire, à prendre soin de lui, à rire avec lui de ses histoires avec d’autres femmes dont il faisait toujours accompagner le nom d’une insulte. Je connaissais certaines de ces femmes, et je les détestais aussi. Surtout quand il fallait me montrer agréable envers elles pour jouer mon rôle de petite fille modèle.

***
Je parlais depuis si longtemps et je ne savais même plus si ce que je disais avait vraiment un sens. J’étais seulement sûre qu’après, je me sentirais mieux, au moins l’espace d’un moment, au moins cette nuit. Je savais qu’il me serrerait dans ses bras, qu’il trouverait les mots qu’il faut. Et c’est ce qu’il fit. Il me dit même « Naina, je ne te ferai jamais de mal ». Et me déposa un baiser sur le front. Mais ce sont les mots qui avaient précédé qui expliquaient pourquoi je m’étais d’un coup pétrifiée. J’avais mal entendu. J’aurais voulu avoir mal entendu. Mais il avait bien dit :
-Ton père, il avait raison. Un homme, ça doit se faire respecter.

***
Et alors, je m’enfuis. En fait, j’aurais dû fuir à ce moment-là. Dans mes souvenirs, c’est souvent ce que je fais, ce que ma mère fait aussi. Mais je suis restée dans ses bras et je lui ai souri. Après tout, peut-être que ça ne voulait rien dire.

***
La première fois, je n’eus que la force de me dire : « Il sait, pourtant ». Les autres, au moins, ne savaient pas.