Histoire d'une vie

Toute histoire commence un jour, quelque part. La mienne, que je me suis juré de ne jamais raconter, ni à quelqu’un, ni à moi-même, ni même au néant, n’est pas des plus belles, moins encore des plus drastiques. En effet, nous avons tous des secrets, et tous ne sont pas glorieux et moi j’en ai constitué un jardin spécial mais ça n’en est vraiment pas un, du moins loin de ce qui est ordinaire.
Enfin de compte, ma petite histoire à moi, que j’aime bon gré malgré, je vais décider peut être de la raconter, soit en prose libre, soit en film, peut-être en littérature ; la dernière option me tente bien. Cela en vaut peut-être la chandelle.
En fait, la nature m’a fait grâce d’être né au pays des mille collines, je pense même que c’est la terre des mille espoirs, une nation des grandes ambitions. C’est donc sur cette terre que mon père a épousé celle qui fut ma petite reine à moi, ma mère ; une belle, élégante et fière descendante des Zulu. Ses grands-parents et ses parents ont connu l’un des pires comportements de l’homme : l’apartheid. Elle aussi en a connu un petit bout. C’est la terre qui a entendu mes premiers cris perturbateurs.
Dans les townships de la capitale, nous vivions en harmonie totale, dans un climat familial on ne peut plus convivial ; à causer au petit soir avec papa comme un petit copain de classe, il nous aimait d’un amour pur et vrai. J’avais un petit frère, dérangeur comme un rat rongeur, et une merveilleuse grande sœur ; elle était de 15 ans mon aînée. Ce qui explique cette différence d’âge,anormale bien sûr, fait toujours partie de mes ignorances les plus absolues. Elle était brillante, elle m’inspirait, elle était mon model, enfin notre model, une fierté familiale. Papa lui, travaillait dans une petite usine de fabrication de chaussures, à deux heures de voiture de là où on habitait. Il rentrait souvent le soir et toujours avec un cadeau en main, aussi insignifiant était-il parfois, mais cela nous créait notre petit bout de paradis à nous, on le vivait à notre modeste façon. Il avait une vieille bécane qui nous alertait de son arrivée chaque soir.
C’était le bonheur céleste, un monde paradisiaque. Maman elle, a tranquillement classé son diplôme d’institutrice qu’elle a passé avec brio. Malheureusement, accéder à un emploi public, dans un pays qui était le nôtre, était le corollaire d’une appartenance sociale favorable, un vrai parcours de combattant.
Elle a ouvert un petit commerce, elle fabriquait et vendait des gâteaux, les plus délicieux de toute la ville je crois;il yavait toujours et tous les jours une longue file d’attente devant elle. Pour mener à bien ses activités, elle s’attachait les services d’un nutritionniste, l’un des plus compétents, et cela lui assurait par voie de conséquence une crédibilité aux yeux du service d’assainissement de la municipalité.
Très vite, tout ce bonheur ne serait plus qu’une chimère, comparable à une réalité virtuelle. C’est peut-être parce que les bonnes choses ne durent jamais me disais-je à l’époque, peut-être encore aujourd’hui. Les jours futurs s’annoncèrent dangereux et sadiques en évènements, le climat était morose, il l’annonçait sans doute, mais j’étais trop gosse pour pouvoir comprendre et moins encore interpréter tout cela. La ville devenait subitement de plus en plus agitée, de façon bien étrange et absurde.
Parfois nos malheurs viennent du fait qu’on ne peut choisir sa famille, son pays de naissance, ni ses amis encore moins ses ennemis. Et pourtant, il convient bien de se parer à toute éventualité, quelle qu’elle soit car là aussi, on ne saura choisir ses ennuis, ses problèmes, sesmalheurs. Quel gâchis !!
Ma grande sœur, Neloum, avait quitté le pays depuis bientôt trois années ; elle s’est envolée pour la France un matin du mois d’octobre. Trois années à peine, ma grande sœur rentrait de la France à la suite d’une décision gouvernementale qui revoyait les frais de scolarité à la hausse. C’est un crime, disais-je à l’époque. Suis-je encore convaincu aujourd’hui ? Je n’en ai vraiment aucune idée.
Ma grande sœur s’est inscrite à l’université pour finir sa licence qu’elle aurait pu décrocher en France si le gouvernement n’avait pas eu cette folle envie de rendre le système éducatif « plus attractif ». Quelle aberration !! Neloum venait à peine de prendre les cours qu’un mouvement d’humeur éclate à la fac. Le bilan était drastique, une centaine de famille endeuillée, pire que le massacre du 28 septembre à Conakry.
Les jours passèrent, les nuits aussi. Jamais une pluie n’est tombée un mois d’avril, et pourtant c’était le cas cette année-là. Une très grosse pluie qui avait même fait des sinistrés. Dieu envoyait ainsi un signe,mais sur terre combien d’humains sont-ils capables de lire et d’interpréter les signes des temps,la voix de la forêt, la colère de Dieu ou encore l’indignation de la nature...Peut être quelques-uns, peut être aucun.
Cinq avril mille neuf cents quatre-vingt-quatorze, papa nous annonce qu’il a été viré de son travail, un licenciement sans cause.
Je comprenais donc du coup pourquoi papa m’a dit une fois qu’on était des tutsi et que cela impliquait des persécutions, des mises à l’écart, du mépris au plus haut degré, de la médisance, des grands sacrifices pour finir juste prolétaire.
Le mal n’est jamais trop loin, il est toujours près de nous, il partage notre lit, mange à notre table, passe avec nous des journées dans nos champs, s’assied à nos côtés à l’église ou à la mosquée, s’invite dans nos classes et lieux de travail, loue une maison
Sept avril mille neuf cent quatre-vingt-quatorze, la nuit était en train de tomber, on n’avait pas d’électricité à la maison. Pour mettre un peu de lumière dans notre petite maison, il fallait donc payer une quantité d’huile à lampe. C’était ma grande sœur, accompagnée d’une fille de nos voisins, qui alla chercher cette denrée.
Moi j’étais entré dans la chambre chercher le livre dans lequel se trouvait une leçon que je voulais lire, j’étais donc en train de sorti de ma chambre pour le salon que des hommes, armés de kalachnikov et de machettes ont fait irruption dans la cour. Aussitôt, papa se mit debout pour leur demander la raison de leur mauvaise présence là. C’était la question qui allait précipiter les choses. Ces hommes étaient cagoulés, aucun moyen de les reconnaitre. L’un d’entre eux, sans doute le chef, retira sa cagoule et surprise, c’était un blanc. Il s’adressa à papa en le menaçant avec son arme à feu.
Il haussait de plus en plus le ton et au bout de quelques secondes après, j’entendis un coup de feu retentir, bam. Il a ensuite ordonné àses bouts d’hommes « d’allumer le feu sur le reste des cafards ». Toute ma famille fut ainsi massacrée froidement par des hommes sans scrupule, sans foi ni loi, qui n’obéissent qu’à leurs désirs les plus fous, assoiffés de sang et de pouvoir.
La folie de l’homme a atteint son paroxysme, elle a créé une sorte d’hérésie sur une terre qui rêve grand et mieux. Les médecins ont abandonné leurs patients, les curés ont fui leurs fidèles, la paix s’en est allée, le sourire et le bonheur sont sortis de la vie de milliers de familles pour bien longtemps. Reviendront-ils un jour ? Personne n’a plus envie d’y croire encore.
Ce jour-là, la nuit promettait de nous être très longue, presque interminable. On a marché, couru, on s’est reposé par moment, la peur collée au ventre. On mourait de peur même quand c’est le vent qui agite les feuilles des arbres sur notre chemin
Pendant notre périple, Neloum veillait sur nous comme une vraie grande sœur, comme une maman de valeur, moi et la fille de nos voisins. Son nom, Yamsam. On a embarqué dans une pirogue sur le lac Tanganyika, c’était un instant qui m’a fait oublier un tout petit peu le drame qu’on venait de vivre. Je contemplais les vagues d’eau, le vide infini sur le lac, la fraicheur qui nous frappait à plein visage, cela meprocurait un bonheur spécial, aux autres aussi sans doute, enfin je suppose. Mais du moins on se sentait en grande sécurité, on avait plus rien à craindre de toutes les façons ; le mal est bien derrière.
Mais en tout état de cause, rien ne nous obligeait à baisser les bras, ce serait d’ailleurs lâche et nos parents où qu’ils soient devaient avoir honte de nous. Il fallait donc qu’on ait du coup un mental de résistant, un mental d’acier et un courage de David. Mon père me disait très souvent que la grandeur et la maturité d’un homme se mesurait à la précision de ses décisions, à la sagesse dans sa démarche.
Après quatre mois de périple dans toute sorte de sauvetage, de plans de survie, d’embarcations, de recherches du bonheur on a bien fini par croire que notre sort était scellé d’avance, que notre destin n’existait plus que dans nos petites têtes. Il en valait-il encore la peine de se battre ? Le résultat escompté et tant attendu sera-t-il au rendez-vous un de ces quatre matins ? Ces maudites questions trottinaient sur nos lèvres sèches, elles nous taraudaient nos esprits bien trop légers, presque végétatifs. L’enfer était si proche de nous, à quelques mètres on avait bien l’impression. Nous étions à la recherche d’un foutu el dorado, un petit bout de paradis, un havre de paix, une ombre de repos.
Nous avions erré pendant tout ce temps, nous n’avions plus le droit d’étudier, de rêver, d’oser. Complètement apatrides, on l’était. Il y avait donc en nous cette hantise, cette atroce sensation de ne pouvoir se vanter d’appartenir à un bout de terre sur cette terre des hommes, des folies de grandeur, des cruautés les plus froides, des angoisses les plus absolues, des peurs bleues, des inquiétudes rouges. Nos jours promettaient d’être sombres et pleins de doutes.
Le supplice enduré était d’autant plus grand qu’on a bien fini par s’y habituer car parfois la nature nous impose beaucoup de choses contre lesquelles on ne peut se battre. La vie se plait à nous malmener à pleintemps, elle nous déplume nous empêchant ainsi de voler, d’essayer de suivre et d’accomplir nos rêves les plus fous, les plus téméraires.
Nous avons fini par nous retrouver en France, de provenance d’Espagne où Yamsama décidé de s’installer. Elle y a rencontré une famille d’accueil très généreuse, très pieuse, la famille Mendosa. Une des familles catholiques les plus puissantes d’Espagne, originaire de la Catalogne.
Après vingt et un jours passés à déambuler, nous avions rencontré une femme, qui travaillait pour l’association Emmaüs. Elle nous posa quelques questions et nous a offert quelques habits et à manger, elle était d’une gentillesse légendaire.
Au sein des locaux d’Emmaüs, nous avions rencontré beaucoup des nôtres, des gens qui étaient dans la même situation que nous. Nous ne faisions désormais qu’un, nous partagions nos confidences les plus personnelles, nous rêvions ensemble, discutions de nos prochains défis pour l’humanité, épousions la culture de chacun d’entre nous. Les palestiniens se nouaient d’amitié à des juifs sans difficulté aucune. C’est alors que j’ai compris que les frontières n’existent que dans nos têtes et que si l’on veut, on peut les briser avec l’amour, le bon sens, l’amitié, le respect des cultures et des religions, des habitudes. On ne se plaignait plus, on commença quoique nonchalamment à nous adapter à cette nouvelle vie. Quelques mois plutard, l’office français de protection des réfugiés et apatrides nous recensa. Il se chargea normalement de nous assurer une bonne protection et un soin de qualité, enfin, c’est bien le rôle qu’il s’est expressément assigné.
Très vite, le vilain cauchemar était bien derrière nous, il nous hantait donc moins, il n’arrivait plus à troubler nos sacrés sommeils. Ces quelques associations et offices ont réussi à nous redonner le sourire, la joie et la raison de vivre, de lutter, d’espérer.J’ai commencé à aller à l’école, à me faire de nouveaux amis chaque jour qui passait. J’étais un garçon comblé, c’est bien ce que mon père aurait voulu pour moi. Ma grande sœur a décroché une bourse lui permettant de continuer la fac. Deux ans plutard, elle part pour le canada pour passer un doctorat en sciences sociales. Des années passèrent et de mon côté, je suis resté en France où j’ai monté avec quelques amis une petite entreprise pour aider les étudiants africains à financer leurs séjours d’études et nous avions aussi monté une association , « Terre d’accueil », qui aide les étudiants étrangers à s’installer. Mais notre plus grand souci et boulot c’était la protection de l’enfance et la lutte contre l’apatridie. Notre slogan était « un homme, une terre ».
J’ai rencontré une somalienne de qui j’étais tombé éperdument amoureux, une grande première chez moi, grand athée en amour. Elle s’appelait Imane et était en fac de médecine. Elle perdra la vie dans un attentat lors d’un séjour à Mogadiscio
Ironie du sort ou simple accomplissement du destin, Neloum, a été désignée à la tête de la francophonie, donc à la tête de 274 millions de francophones dans le monde. Elle fut désignée dans un pays qui a connu une situation similaire à la nôtre dans notre pays d’origine. Un petit peuple dynamique qui a su faire une croix sur ce passé ignoble pour se rendre disponible à œuvrer pour un futur splendide.
Jamais de la vie, je n’aurai imaginé que c’est une langue qui pensera mes plaies les plus profondes et qu’elle aidera tout un peuple à franchir un cap, à le rapprocher du reste du monde. Et bien pourtant, la langue crée des liens sociaux, humains, vitaux et véhicule un message plus universel, des valeurs humanistes. Dorénavant, je rêve d’un monde où le noir épousera aisément la femme blanche dont il est amoureux au grand dam des préjugés racistes, un monde où l’arabe se plaira en Israël et vice versa, un monde où la couleur de peau ne saurait constituer un handicap à l’épanouissement d’un humain : c’est cela la nouvelle couleur du monde.
Finalement, j’ai fini parcomprendre que cequi fait l’homme, ce n’est pas sa capacité ou sa promptitude à agir face à l’adversité, moins encore son envie de réparer à sa façon les vestiges du passé ou se rendre justice. Mais la vraie force de l’homme, c’est savoir et pouvoir tourner la page, passer à autre chose, se relever quand on tombe, servir d’exemple quand on succombe.
C’est rechercher une justice plus universelle, se battre pour le respect de l’humain à travers lesépoques, les nations, les cultures, les générations, les valeurs, les enseignements. C’est booster à jamais les idées reçues. Parfois les tragédies tentent de nous séparer, nous diviser, nous éloigner les uns des autres. Il nous appartient de renverser la tendance, changer la donne car rien ne nous empêche de nous unir, rien ne nous oblige à nous diviser.
Au bout du compte, j’ai bien fini par vous la raconter, ma chère histoire ; je la voulais pourtant un secret de polichinelle. Je vous l’avais raconté en littérature car un homme qui écrit est toujours un homme libre. Ainsi donc, toute histoire comme un jour, quelque part ; il en va de même pour tout changement.