Haut dans les airs

Paris, janvier 1910

« Et pourquoi tu n'essaierais pas l'aviation, Eugène ? C'est une activité toute nouvelle et pleine d'avenir, avec de beaux contrats en perspective. Toi et moi, on a fait des compétitions ensemble, tu as déjà été un pionnier et un champion de course en vélo, en motocyclette et en automobile, alors ça te permettrait de relever de nouveaux défis. À trente-deux ans, ne me dis pas que tu prends déjà ta retraite de sportif ! »

Maurice Farman, qui construisait les premiers avions français, était un bon ami d'Eugène Renaux, ils avaient tous les deux la même âme de pionniers, d'aventuriers de la mécanique. Et un brin de folie aussi. Et justement, en janvier 1910, Eugène venait de vendre le commerce automobile hérité de son père tandis qu'une incroyable nouvelle invention, le « plus lourd que l'air », ce vieux rêve de l'humanité, venait tout juste de faire son apparition...

« Mon cher Maurice, je ne sais pas pourquoi, mais je sens que tu essaies de me vendre un avion. Je n'ai jamais piloté et je n'ai aucune idée de ce à quoi pourrait me servir un tel engin. »

Ne t'en fais pas avec ça. Si tu m'achètes un avion, je t'apprendrai à piloter. Et tu sais quoi ? Il y a deux ans , en 1908, les frères Michelin ont lancé un défi à tous les aviateurs en offrant cent mille francs or au premier qui atterrira sur le sommet du Puy-de-Dôme en moins de 6 heures au départ de Paris, et sans escale. , tu es encore en pleine possession de tes moyens. Alors, qu'est-ce que t'en penses ? »

J'en pense que personne n'a encore pu réaliser cet exploit et que je ne sais même pas piloter. Le risque est énorme. Tu te rends compte : atterrir sur un mouchoir de poche au sommet d'un ancien volcan, à 1500 mètres d'altitude!

Ah oui, j'oubliais: pour le Grand prix Michelin, il te faudrait aussi un passager, c'est dans le règlement.

Malheureusement, Maurice, je ne connais pas de suicidaire. »

Eugène Renaux conclut le contrat d'achat en février 1910. Il reçut son avion en juin, un Farman avec moteur Renault de 50 chevaux et Maurice Farman lui apprit à piloter en juillet. Après six vols de 15 minutes, il en conclut que c'était suffisant pour son apprenti. C'est ainsi qu'il devint le 139 ème Français à obtenir son brevet de pilote d'avion, puis s'engagea tout-de-suite dans diverses compétitions à travers la France où, finalement, tous les pilotes étaient des débutants dans cette discipline en émergence.

Mais, fidèle à son parcours de champion en vélo, en moto et en auto, il lui en fallait plus. Dès les premiers jours de 1911, Eugène commença à préparer son prochain défi : tenter le Grand prix du Puy-de-Dôme... Mai il lui fallait un passager, et pas n'importe lequel...

«  Allo, Albert ? C'est Eugène. Je te connais depuis assez longtemps pour savoir que tu aimes l'aventure. Il y a trois ans, t'es parti explorer l'Antarctique en voilier avec Charcot pendant deux ans, alors tu dois sûrement t'ennuyer dans ta nouvelle routine à l'observatoire. Je suis sûr que tu vas aimer ma proposition : j'ai besoin d'un compagnon de voyage. Ça te tente ? »

Albert Senouque était un ingénieur, un astronome et le photographe officiel de l'expédition Charcot en Antarctique de 1908 à 1910. Mais une petite voix lui soufflait d'être méfiant.

Tu sais Eugène, j'aurai du mal à trouver un voyage qui rivalise avec l'Antarctique. C'est difficile de trouver mieux, mais encore plus difficile de trouver pire. D'autres n'y ont pas survécu. Etre parmi les premiers sur un continent perdu et glacial, c'est quelque chose que je n'oublierai jamais. Mais tu vois, malgré cette expérience exceptionnelle, cela ne m'empêche pas de m'intéresser à la vie de mon petit épicier du coin . Toutes les aventures se valent, les petites comme les grandes. Alors, c'est quoi ta proposition ?

Voilà, pour changer de tes deux années en bateau à voile et à vapeur, je te propose plutôt six heures en avion : Paris-Puy-de-Dôme et peut-être le Grand-prix Michelin. En fait , je ne te sollicite pas pour me tenir la conversation pendant le vol, mais j'ai besoin de toi pour me guider avec la carte routière.  Et comme tu es astronome, si on est perdu, tu pourras toujours te repérer avec les étoiles !

Albert Senouque était un humaniste et un savant, et il avait conservé son coeur d'enfant. Il accepta l'offre d'Eugène par amitié, mais aussi par soif de découverte et de progrès pour l'humanité. Ce que ne lui avait pas dit Eugène, par contre, c'est que les frères Morane s'étaient blessés gravement en s'écrasant lors d'une tentative quelques mois plus tôt.

Les choses se passèrent très vite. Farman, Eugène Renaux et Albert Senouque se réunirent et planifièrent soigneusement l'expédition: il fallait des conditions météo idéales, un mécanicien à Nevers pour faire le plein en route, et imaginer une technique d'atterrissage adaptée au site, à la fois restreint et montagneux.

Après quelques hésitations dues à une météo capricieuse, le 7 mars 1911, les conditions semblèrent favorables. Eugène s'enferma dans un bureau avec Farman, et le trac au ventre, ils finirent par se décider.

Albert et Eugène embarquèrent dans le petit monomoteur à l'aéroport de Buc, décollèrent pour passer au dessus du Parc de l'Aéro-club de France à Saint-Cloud, ou le chronométreur lança le compte à rebours: pas plus de six heures pour atterrir.

Quelques minutes plus tard, la brume vient brouiller les cartes, mais Eugène connait bien la région parisienne et se repère facilement, puis Senouque et lui décident d'abandonner la carte routière pour suivre la route nationale qui descend vers le sud.

Partis à 9h12, ils atterrissent à 11h53 à Nevers, ou leur mécanicien Georges Brou (qui était aussi celui du pionnier Guynemer ) pour faire le plein avec de l'essence filtrée plusieurs fois.

À 14h10, ils contournent la cathédrale de Clermont-Ferrand comme le prévoit le règlement , puis se dirigent vers l'ancien volcan qui se dresse au loin. Celui-ci parait toujours trop haut, ce qui est une illusion d'optique connue à cet endroit. Eugène monte 400m plus haut que le sommet de 1500m, puis décide de tourner autour du Puy en spirale en descendant jusqu'à se retrouver juste en face du lieu d'atterrissage. Il descend un peu plus bas, puis redresse pour remonter et, tel un oiseau qui arrive sur son nid, il redresse au dernier moment et coupe les gaz pour se poser tout en douceur, en plein sur la cible rouge. Il est 14h23, donc 5heures 10 minutes après le départ, 50 minutes de moins que la limite permise.

Eugène Renaux devient un héros de l'aviation, il aura sa statue et une stèle à cet endroit.

Eugène Renaux, mon grand-père, mon héros, notre héros.