Grande sœur Anissa

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Je sais qu'il y a des choses habituelles qui peuvent tout à coup ne plus se produire. Le soleil peut arrêter de se lever, par exemple, ou bien la voiture peut ne pas démarrer un matin. J'y suis préparée. Maman dit qu'il faut être prêt à tout, et comme ça on n'est jamais surpris.
Mais aujourd'hui, Ken est arrivé en retard à l'école. Et ça, c'était impossible à anticiper.
Oh, pas très en retard. Mais il a dû courir pour nous rattraper quand on s'installait dans la classe. Alors que d'habitude, il entre dans la cour à la seconde où la cloche sonne. Tous les jours depuis la rentrée.
Moi, je suis la plus grande de notre classe de CE1. J'ai huit ans et demi. J'habitais au Maroc jusqu'à l'année dernière. Quand mes parents ont déménagé à Paris, je n'avais pas de problème pour parler le français, mais j'étais très en retard en lecture et en calcul, alors on m'a mise en CE1. Du coup, les autres élèves, c'est un peu comme mes petits frères et mes petites sœurs. Comme je n'ai que deux grands frères et trois grandes sœurs, je suis ravie, et j'essaie de prendre soin de tous les enfants.
Ken est le plus petit de la classe, en taille. Il est japonais. Tout le monde confond avec chinois, moi ça m'énerve quand on mélange les Algériens et les Marocains, mais Ken reste toujours très calme, je ne sais pas ce qu'il ressent. Il s'assoit au fond de la classe, il écoute la maîtresse, il ne chahute jamais.
Les autres enfants se moquaient de lui au début à cause de son prénom.
— Ken, c'est l'amoureux de Barbie !
Alors, je suis intervenue :
— Non, c'est comme dans Ken le survivant, un héros de bande dessinée japonaise qui est plus fort que tout le monde !
C'est mon deuxième grand frère qui m'a montré les livres de Ken le survivant. En fait, c'était plein de sang et de morts, alors Maman a été très fâchée quand elle a su. Mais depuis ce jour-là, Ken me parle un peu et m'appelle Onee-san. Ce n'est pas parce qu'il n'arrive pas à prononcer Anissa, c'est parce qu'en japonais, ça veut dire grande sœur.
Ken est très discret. Apparemment, c'est la culture japonaise qui veut ça, ne pas se faire remarquer. Moi, je sais que chaque pays a son caractère, alors ça ne me choque pas, mais les autres enfants ont du mal avec lui. Il n'a pas vraiment d'amis, il ne discute qu'avec moi. Je m'assois à côté de lui dans la cour pendant l'heure du déjeuner. Maman ne veut pas que je mange à la cantine parce qu'elle n'aime pas la façon dont la viande est préparée, et Ken a toujours une petite boîte à compartiments avec du riz, du poisson, des légumes.
— Toi aussi, ta maman ne veut pas que tu manges la viande de la cantine ?
Pas de réponse.
Nous, les Marocains, on dit tout ce qu'on pense, et Papa trouve que c'est bien. Comme ça, les autres savent ce qui nous plaît et ce qui nous ennuie, et nous on sait comment on peut les aider.
Les premiers jours, on mangeait en silence. Enfin, moi je parlais, et comme Ken m'écoutait mais ne répondait pas, je lui disais des choses qui ne demandent pas de réponses : mon village au Maroc, ma famille, ma vie ici. Petit à petit, Ken m'a raconté son histoire : ses parents sont venus du Japon parce que son père a été engagé par la France pour enseigner l'art du thé. Ils ne connaissent personne en France, contrairement aux Chinois qui habitent dans le même immeuble qu'eux et qui sont tous cousins et se retrouvent toujours les uns chez les autres. Eux, la famille de Ken, ils restent tous les trois dans leur petit appartement sans voir de voisins, d'amis, de famille.

La veille des vacances de Toussaint, je sens bien que Ken est triste, même s'il essaie de ne pas le montrer. À l'école, tous les enfants parlent de retrouver leur famille à la campagne, ou de faire un voyage avec leurs parents, et lui va rester dans son appartement pendant deux semaines.
— Pourquoi tes parents ne retournent pas au Japon le temps des vacances ?
Ken joue avec des cailloux.
— Tu ne veux pas me répondre ?
— Ça ne serait pas bien. Ça jetterait la honte sur nous. L'honneur, c'est très important pour les Japonais.
— Pour les Marocains aussi. Mais en quoi ce serait honteux que tes parents retournent au Japon ?
— C'est aussi pour ça que je ne mange pas à la cantine. Parce qu'on n'a pas assez d'argent.

Je suis très touchée de la confiance de Ken. Au fil des jours, j'avais compris qu'il aimait beaucoup ses parents, mais qu'il ne leur parlait pas vraiment, parce que le respect des Japonais passe par le silence. Un peu comme moi avec mon père, sauf que moi, je dis tout à Maman.

Le jour où la maîtresse a annoncé qu'on allait faire un voyage de classe, Ken n'a pas eu besoin de me dire ce qu'il en pensait. J'ai senti tout de suite qu'il était très malheureux.
— L'idée ne te plaît pas ? Ce serait bien que tu te fasses des copains...
— Mes parents n'auront jamais assez d'argent pour payer. Il ne faut pas que je leur en parle. Sinon, ils auront honte.
Moi, je trouve que ce n'est pas aux enfants de protéger leurs parents. Mais j'ai deviné qu'il ne fallait pas insister. Je ne voulais pas que Ken arrête de me faire confiance.
J'en ai quand même discuté avec Maman. Et elle m'a suggéré une solution...

Bref. Ce matin, quand je vois Ken arriver en retard, lui toujours si ponctuel, je comprends qu'il y a un vrai problème. J'ai du mal à attendre la récréation tellement j'ai envie de lui parler. Ken maîtrise toujours ses émotions, mais je le sens au bord des larmes.
À la récréation, il se met à pleurer dans mes bras.
— Qu'est-ce qui ne va pas ? Ken !
Je suis vraiment inquiète.
— Mes parents sont des menteurs. Je croyais qu'ils étaient pauvres. Mais je les ai entendus discuter ce matin. Ils parlaient de dépenser des centaines d'euros. Et j'ai trouvé sur la table une lettre avec écrit dessus République Française qui leur donnait plein d'argent. Alors que mon père disait qu'il était très peu payé pour son travail...
Je souris et lui réponds :
— Tu vois, c'est pour ça qu'il faut parler aux adultes des choses qu'on ne connaît pas. En France, il y a ce qu'on appelle une redistribution des richesses. La République Française prend des impôts aux plus riches pour aider les plus pauvres. Et tes parents ont eu droit à une aide. C'est ça, l'égalité des chances.
Ce que je ne lui dis pas, c'est que c'est moi qui ai parlé à l'infirmière de l'école, et qu'elle a rempli la demande d'aide pour ses parents. Comme Maman m'en a donné l'idée. Parce que si les Japonais sont trop fiers, les Marocains se mêlent des affaires des autres. Il faut de tout pour faire un monde, il paraît.

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Image de Grande sœur Anissa
Illustration : Pablo Vasquez

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