Germaine

Ceci est une histoire vraie. C'est la mienne. Je m'appelle Germaine, j'ai 51 ans et je vis sur une petite île du Pacifique, Tanna, célèbre pour son volcan Yasür en éruption permanente, son culte improbable du Prince Philippe d'Angleterre, et son rejet de la civilisation européenne qui intrigue tant les anthropologues. Cette île est la plus heureuse du monde. Cela se mesure, paraît-il, mais ce n'est pas nécessaire, vous pouvez me croire sur parole.

Sur la plaine de cendres, où résistent des banians centenaires dont le vert clair resplendit après la pluie, j'ai passé toute ma vie. Comme des générations d'enfants, j'ai suivi l'école dans des cases sommaires érigées en cocotiers, puis j'ai pris le chemin d'une existence rythmée par la cuisine traditionnelle, la lessive au coprah, et le travail aux champs. Chez nous le champ est principalement constitué d'ignames, de tarots, de pieds de kava et de manguiers.
Rien, vraiment rien ne me prédestinait à devenir un jour championne de lancer de javelot.

Je me suis mariée à 21 ans avec Jean, un homme que j'aime et qui a toujours souhaité mon épanouissement. Très vite il m'a proposé d'aller vivre à la ville, à Port-Vila, sur l'île d'Efate plus au Nord où il se rendait souvent. Il travaillait alors au Ministère de l'Éducation où il était responsable du cycle d'enseignement primaire. J'ai refusé, j'étais heureuse ici, à Yaneumakel. On se voyait peu, et cela devait contribuer à notre entente.

Un jour, agacée par l'agitation de la troupe d'enfants devant ma maison, je me mis à crier et à leur jeter tout ce qu'ils avaient entassé ici et qui constituait ce qu'ils appelaient leur trésor. Quelques vieux tee-shirts portant le nom de vieilles gloires du football mondial, des noix de coco sculptées, divers bâtons qui m'avaient fait trébucher et que je jetai puissamment dans leur direction. Je fus surprise de la distance parcourue et faillis atteindre involontairement l'un des fils de ma voisine. Mon geste n'avait rien d'agressif, nous sommes dans le Pacifique.
Je ne sais pourquoi, sans doute pour calmer mes nerfs après ce moment d'emportement, je me mis à tailler la pointe d'un bâton avec ma machette. Puis avant de m'atteler à la préparation d'un dîner, je le lançai de nouveau, comme pour clore ce temps de pause inhabituel. Il se planta au loin, près du terrain que les gamins du village considéraient en riant comme le plus beau stade de foot du monde. Jean qui était présent ce jour-là, observa la scène, me fit recommencer et déclara solennellement que j'avais un bras en or. Je ris longuement en me demandant bien à quoi cela pouvait servir.

Encouragé par ce mari débordant d'admiration et par quelques spectateurs découvrant ici une activité nouvelle, ce lancer devint un passe-temps quotidien. Je travaillai ma course et mes accélérations chaque matin autour du volcan, je m'amusai à muscler épaules et abdos, et j'affinai ma technique de lancer au fil des jours. Jean était catégorique : si je pouvais me procurer un véritable javelot, je pourrais devenir une championne de ce sport dont je découvrais tout juste l'existence. Il tenait absolument à ce que je réalise quelque chose de grand, pourtant ce simple lancer de bâtons suffisait à mon bonheur.
Entêté, il ramena un jour cet objet effilé depuis Vila, où il avait discuté de mon talent avec un professeur de sport. Il le fit venir à Tanna deux mois plus tard, et ils se mirent ensemble à mesurer consciencieusement mes jets toute une après-midi en notant tout sur un carnet.
Mes entraînements devinrent une attraction. Je m'amusai avec ce javelot, et ce mot rentra comme par magie dans le vocabulaire des dialectes parlés sur notre île. Je laissai parfois aux plus grands le loisir de l'essayer, mais même les garçons de vingt ans les plus musclés n'arrivaient pas à la moitié de la distance que je réussissais à parcourir. La rumeur continua à se répandre que j'avais vraiment un bras en or.

Un jour, trois hommes vinrent de Vila pour observer mon entraînement. Ils m'amenèrent des chaussures spéciales, jaunes, aux semelles couvertes de petites pointes. Je les trouvai totalement inconfortables et elles moisirent progressivement dans un recoin de la maison. Les entraîneurs tenaient à ce que je suive un programme spécifique, et avaient décidé de m'emmener à Fidji pour les Jeux du Pacifique l'année suivante. Je ris beaucoup, refusai poliment, et leur proposai une balade au volcan histoire de faire diversion.
Jean considérait que je ne pouvais pas en rester là, que c'était du gâchis, et que je pouvais devenir un exemple. Que ma mission était de démontrer que l'entraînement finissait toujours par conduire à la réussite et permettait de réaliser de grandes choses. Il était obsédé par cette idée. Je ne cherchai pas à briller comme il m'y incitait, j'étais souvent gênée de la façon dont il me mettait en avant, mais je finis par accepter pour faire plaisir à Jean.

Aux Jeux du Pacifique, je terminai huitième. C'était très impressionnant, paraît-il, pour quelqu'un qui n'avait jamais eu d'entraîneur et qui refusait de porter les chaussures adaptées. À notre retour, Jean organisa une séance pour projeter les images du concours à tout le village sur une petite télévision qu'il ramena de Vila pour l'occasion, et tout le monde voulut toucher mon bras en or.

Je pris goût à cette effervescence. Au sourire des enfants qui me voyaient comme une championne et qui venaient parfois lancer le javelot avec moi. À la fierté de Jean. Au village que mon aventure fascinait. Je décidai de m'entraîner plus intensément, mais sans jamais quitter mon île.
Pour la première fois, je définissais un objectif : gagner les jeux du Pacifique. Pour montrer que tout est possible, que la petite Tanna tient une place importante dans le monde. Et qu'il n'est pas nécessaire d'avoir un tas de conseillers ou un maillot fluorescent pour réussir.
À ma deuxième participation, je terminai sur la troisième marche du podium et ramenai une médaille sur mon île. Le métal était de bronze, mais qu'importe la matière, son reflet était semblable à celui de l'or.

J'étais devenue une personnalité ici. Le directeur de l'école me demanda de l'aider dans sa tâche, ce que je fis avec joie. Ma place était au milieu des enfants. Son idée était que les élèves les plus méritants auraient le droit de s'entraîner avec moi l'après-midi. Il me faisait intervenir en classe régulièrement et les gamins bourdonnaient de questions. Ils rêvaient, et moi j'insistai toujours sur ce qui me tenait le plus à cœur : continuer à vivre à Tanna et être fière de notre île.
Quelques mois plus tard, je lançai un défi à toutes les filles de l'école. Celle qui obtiendrait les meilleurs résultats viendrait avec moi à Sydney pour mes troisièmes et derniers Jeux du Pacifique. Et je lui verserai une partie de l'argent qu'on me donnerait pour cette aventure, afin qu'elle puisse faire des études. La petite Joséphine gagna. Et m'accompagna jusqu'à Sydney pour la compétition.

Je finis deuxième. Je ne serai jamais médaille d'or. Mon bras devait être en argent finalement me dit Jean qui sut tourner ma déception ponctuelle en un moment plein de tendresse et de rires complices.

Aujourd'hui, j'ai arrêté le javelot. J'ai rangé mes bâtons comme j'aime à le dire. Mon épaule est usée et mes abdos distendus. Mais sur mon île, dans la petite école qui jouxte le banian, Joséphine est devenue directrice, on entend toujours gronder le volcan, et tous les enfants de Yaneumakel pratiquent le javelot dès qu'ils peuvent marcher. Les quelques visiteurs qui s'aventurent chez nous ne comprennent pas bien comment ce sport confidentiel est devenu si important ici. Et nous en rions. Nous rions souvent ici, cette île est la plus heureuse du monde.

Mon petit neveu, Cyrille, représentera Tanna l'an prochain aux Jeux du Pacifique.
Je lui murmure souvent qu'il a un bras en or. Et je suis persuadée que c'est vrai.


(D'après une histoire vraie)