Forclusion

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Nouvelles - Littérature Générale
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Lorsqu'on me dit que j'exerce un métier de fou, je ne ris jamais parce que c'est à moitié vrai.
À vrai dire, à force de voir défiler des malades mentaux dans mon cabinet, j'en viens à me demander comment j'ai réussi jusque-là à conserver ma bonne santé mentale.
Les dépressives sont celles qui m'exaspèrent le plus. Notez bien que je précise « dépressives », au féminin. Les hommes dépressifs me dérangent moins. Il y a une sorte de virilité en toile de fond qui n'existe pas chez les femmes. Les femmes font décidément tout mal, même leurs dépressions nerveuses.
Et toutes sont dépressives pour les mêmes raisons. C'est d'un ennui... Mari infidèle, problèmes de communication, monsieur ne veut plus tambouriner madame alors il se rabat sur la voisine, parfois sur sa fille, et ça finit en drame au commissariat, famille déchirée, dépression, suicide, clientèle assurée.

Ça ne pouvait pas être dans le camp des névrosés que j'allais trouver la perle rare. Ainsi, ma mine d'or à moi est entrée dans mon cabinet un petit matin du mois de septembre. M. Stern était un homme très bien coiffé, qui sentait l'after-shave et portait un costume bien taillé. Il m'avait salué poliment, avait tiré une chaise pour lui et une autre pour l'ami fantôme par qui il prétendait être accompagné.
— Comment s'appelle votre ami ?
— Eh bien, demandez-le-lui directement, docteur, voyons...
J'ai beau avoir cinquante-six ans, j'ai encore une âme de joueur. Alors j'ai regardé la chaise et j'ai salué l'homme invisible qui s'y trouvait. Puis, je me suis tourné de nouveau vers M. Stern et nous avons commencé ainsi sa première consultation.

Le compagnon imaginaire de Stern s'appelait Jonas. Selon son délire, ils étaient amis d'enfance. Ils avaient grandi ensemble sur les plages de Normandie. Pendant les premières semaines, je n'ai pas abordé l'existence (ou plutôt l'inexistence) de Jonas. Nous nous concentrions sur le problème et l'objet de sa consultation : le décès de son père. Je voyais dans cette volonté de Stern à faire exister Jonas un besoin d'incarner l'esprit de son paternel dans quelque chose qu'il pouvait croire vivant.
La première grosse erreur que j'ai commise a été de tenter de démontrer moelleusement l'inexistence de Jonas. J'avais préparé un rafraîchissement. Du thé glacé. Et lorsque j'ai fait mine de lui en proposer un verre, afin de provoquer une prise de conscience via la confrontation réel/irréel chez son créateur, ce dernier a fait mine d'être scandalisé que je ne tienne pas compte du handicap de son ami. Il m'a alors expliqué qu'il était incapable de tendre les bras pour saisir quoi que ce soit en raison d'un accident de voiture dont il m'évoquait l'existence pour la première fois.
Voilà qui tombait bien.

Au bout de six mois, et à raison d'une consultation par semaine, Stern avait opéré la résilience sur la mort de son père. En revanche, Jonas était toujours là. J'ai décidé alors d'expérimenter une méthode radicale que le docteur Harry Wilson avait mise au point au milieu des années quatre-vingt-dix, et qui s'appelait la « thérapie par la mort ».
Stern est ainsi entré dans mon cabinet un jeudi matin. Il s'est assis après avoir tiré la chaise pour Jonas, comme il en avait pris l'habitude.
J'ai alors sorti le .357 Magnum que j'utilise au stand de tir, et j'ai vidé mon chargeur dans la chaise où trônait régulièrement Jonas.
Cris, hurlements.
Je n'avais jamais observé auparavant ce que l'on appelle une hallucination collective. La police, les pompiers, les infirmiers, les jurés, le juge, les médias, et le personnel de l'institut psychiatrique où l'on m'a désormais enfermé et où je vis incarcéré depuis plus de six ans... tous ont été contaminés par l'hallucination de Stern. Tous ont vu un corps ensanglanté, celui de Jonas, inerte sur ce fauteuil sur lequel j'ai tiré et que j'ai criblé des balles de mon revolver... Selon eux.

C'est fascinant, cette forclusion collective.
D'autant plus fascinant que mon arme était chargée à blanc.

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