"J'arrête !
— Ok ! Va te reposer. On se voit demain.
— Non Moussa. Mes parents ont raison. Je perds mon temps depuis trop longtemps."
Moussa laissa tomber sa tête dans ses mains en coupe. Et si Aya avait raison ? Si tout ce qu'ils avaient mis en place ne menait nulle part.
La première fois qu'il l'avait vue, elle avait sept ou huit ans. Déjà, elle faisait corps avec son ballon. Il lui avait proposé d'intégrer l'équipe des petits du club de foot dont il était l'entraîneur bénévole. Elle lui avait répondu qu'elle ne jouait pas au foot mais au handball. Moussa avait été soufflé par l'aplomb et l'assurance avec lesquels elle s'était adressée à lui. Aucune arrogance ; elle savait ce qu'elle voulait.
Il avait insisté : juste pour voir comment elle s'insérait dans une équipe. Elle participerait aux échauffements, développerait ses réflexes. Aya avait fini par accepter. Aussi parce que le club était le seul du village. Dès le premier jour, elle avait enchaîné les entraînements, avec les petits, puis les moyens, puis les plus grands. Elle était infatigable, concentrée, appliquée et incroyablement douée. Même avec une balle au pied.
Elle avait joué quelques matchs, pour faire plaisir à Moussa. Elle surclassait tous ses camarades. Elle semblait anticiper les déplacements pour se trouver pile à l'endroit où il le fallait.
À cette époque, Aya ne souriait pas. Elle ne discutait pas non plus avec les uns et les autres. Toujours première sur le terrain, elle s'entraînait en attendant l'arrivée du groupe suivant.
Moussa avait alors visionné des matchs de hand sur le Net avec un nouveau regard. Il les analysait, scrutait les passes, les déplacements : Aya était bien une handballeuse en devenir.
Il était allé voir ses parents. Pourquoi pas ? avaient-ils admis, tant qu'elle allait à l'école, après, on verrait. Elle avait toujours un ballon dans les mains ; que ce soit devant la maison ou au club, cela ne changeait pas grand chose. Les parents d'Aya étaient des gens simples, foncièrement gentils, qui voulaient le bonheur de leur fille. La vie aurait bien le temps de dévoiler son âpreté. Qu'elle profite donc de ses jeunes années...
Moussa avait alors bricolé des cages amovibles, acheté des bombes de peinture pour marquer les lignes de jet franc, de sept mètres et de zone de but à côté du terrain de foot. Puis il avait recruté parmi ses joueurs : pas de cotisation pour ceux qui acceptaient de jouer un match de hand par mois.
Il avait concocté un programme d'entraînement spécifique pour Aya qui enchaînait les exercices avec une facilité et une compréhension immédiate du geste juste. Autant en lancer qu'en réception, elle mettait la force qu'il fallait. Le ballon était littéralement le prolongement de ses mains. Elle en faisait ce qu'elle voulait. Ensemble, ils regardaient les matchs disponibles sur le Net, les commentaient, les étudiaient.
Beaucoup de jeunes, garçons et filles, s'étaient pris au jeu, autant pour Moussa et sa gentillesse que pour Aya, devenue la coqueluche du village. Ils voulaient se confronter à elle autant que l'aider. Petit à petit, le hand s'était immiscé dans la vie de la communauté et le match devint un rendez-vous hebdomadaire. Moussa essaya toutes les configurations : Aya se révélait aussi à l'aise en ailier qu'en demi-centre, qu'elle joue en défense ou en attaque. Et Aya avait commencé à sourire.
Moussa avait sollicité les autorités sportives du pays, pour obtenir quelques subsides et matérialiser un vrai terrain. En vain. Il y avait bien d'autres priorités.
Quand Aya avait atteint l'âge de fin de scolarité, elle avait trouvé du travail dans l'un des complexes hôteliers de luxe d'un village voisin. Mais n'avait pas lâché le hand.
Puis un jour, Aya n'était pas venue à l'entraînement. Le surlendemain non plus. Moussa s'était inquiété et s'était rendu chez elle. Elle avait décidé d'arrêter. L'hôtel lui proposait de faire des heures supplémentaires. C'était l'occasion de gagner de l'argent, d'aider sa famille et peut-être, lui avait-on laissé entendre, de "gravir les échelons", d'obtenir une bonne place, plus tard.
Moussa avait insisté : Aya n'avait que dix-sept ans, tout était encore possible. Quoi ? On allait trouver.
Aya était revenue, s'était encore plus investie, répétant ses lancers, main gauche, main droite, les deux, les dribbles, les sauts, la course, le fractionné.
Des camarades filmaient puis postaient sur les réseaux sociaux des petites vidéos montrant Aya dans ses plus belles actions.
Un jour, s'était présenté un étranger se disant agent de joueurs, et de joueuses, avait-il précisé. Aya avait refusé. Quelques temps après, un autre s'était revendiqué d'un grand club et avait proposé un stage dans l'équipe junior, avec à la clé, peut-être, un contrat. Aya avait refusé.
Elle ne voulait pas quitter sa famille, son pays. Elle voulait jouer pour eux aussi.
Moussa reprit contact avec les autorités sportives et la bonne nouvelle advint : une équipe féminine nationale se constituait. Moussa savait qu'Aya serait acceptée. Tout le village s'était cotisé pour payer le voyage : permettre à Aya de réaliser son rêve était l'autorisation pour chacune et chacun de rêver à son tour.
Aya était partie. Ses appointements n'étaient pas mirobolants mais elle n'avait besoin de rien d'autre que jouer au hand avec des condisciples aussi motivées qu'elle. Enfin !
Alors quand Moussa l'avait vue ce soir-là, au village, avec sa valise, et qu'elle lui avait dit qu'elle rentrait pour de bon, il n'avait pas compris. Il avait pensé au caprice d'une jeune fille qui avait soudain pris la grosse tête. Il avait ressenti de la colère. Il s'était senti bafoué, humilié, eu égard à ce qu'ils avaient mis en place depuis de longues années, avec elle et pour elle.
Elle avait expliqué, froidement, comme détachée, que l'équipe deviendrait une belle et grande équipe, un jour. Mais sans elle. Même l'entraîneur lui avait dit qu'elle avait sa place dans un grand club, qu'elle devait s'expatrier, voire de changer de nationalité. Les autres filles étaient prometteuses. Mais les sélections pour la coupe continentale se feraient sans elles. Atteindre le niveau requis demanderait des années de travail. De l'argent aussi. Or, ils étaient un petit pays, dont la formation d'une équipe féminine de handball apte à concourir à l'international n'était pas une priorité.
Aya avait réfléchi. Et rentrait.
Moussa était dépité. Quelle était sa part de responsabilité dans la déception de la jeune fille ? Il avait accompagné son rêve, l'avait encouragée, soutenue, malmenée aussi parfois pour qu'elle améliore encore ses performances déjà exceptionnelles. S'était-il fourvoyé ?
Ce fut au milieu de la nuit que Moussa décida de lancer la "roucoulette" du désespoir, le "kung-fu" de la dernière chance. Il alluma son ordinateur, fit quelques recherches, chercha des contacts et commença à taper sur son clavier :
Mesdames et Messieurs les membres du Comité des Jeux Olympiques et paralympiques,
Je me permets de vous écrire au sujet d'une jeune sportive extrêmement motivée et particulièrement douée.
Il raconta l'histoire d'Aya, joignit quelques vidéos et termina ainsi son mail :
Ne serait-il pas opportun pour les sports collectifs et surtout les sports collectifs féminins, de créer une équipe internationale sous la bannière de votre Comité ? Une équipe qui réunirait toutes les Aya du monde, leur permettrait de participer à la plus universelle des compétitions sans devoir renoncer à leur patrie ? Ne serait-ce pas un symbole fort de mise en commun de talents et d'énergie au-delà des différences ? "Plus vite, plus haut, plus fort " ! Aux célèbres mots d'Henri Didon, ce prêtre dominicain, ami et conseiller de Pierre de Coubertin qui en a fait la devise des Jeux Olympiques, un dernier pilier a été ajouté en juillet 2021 : "Ensemble" ? Ne serait-ce pas donner à voir et à célébrer le sens de ce si joli mot "ensemble", qui représente la plus belle des valeurs ?
Moussa relut son mail, réfléchit quelques instants encore puis appuya sur "envoi".
— Ok ! Va te reposer. On se voit demain.
— Non Moussa. Mes parents ont raison. Je perds mon temps depuis trop longtemps."
Moussa laissa tomber sa tête dans ses mains en coupe. Et si Aya avait raison ? Si tout ce qu'ils avaient mis en place ne menait nulle part.
La première fois qu'il l'avait vue, elle avait sept ou huit ans. Déjà, elle faisait corps avec son ballon. Il lui avait proposé d'intégrer l'équipe des petits du club de foot dont il était l'entraîneur bénévole. Elle lui avait répondu qu'elle ne jouait pas au foot mais au handball. Moussa avait été soufflé par l'aplomb et l'assurance avec lesquels elle s'était adressée à lui. Aucune arrogance ; elle savait ce qu'elle voulait.
Il avait insisté : juste pour voir comment elle s'insérait dans une équipe. Elle participerait aux échauffements, développerait ses réflexes. Aya avait fini par accepter. Aussi parce que le club était le seul du village. Dès le premier jour, elle avait enchaîné les entraînements, avec les petits, puis les moyens, puis les plus grands. Elle était infatigable, concentrée, appliquée et incroyablement douée. Même avec une balle au pied.
Elle avait joué quelques matchs, pour faire plaisir à Moussa. Elle surclassait tous ses camarades. Elle semblait anticiper les déplacements pour se trouver pile à l'endroit où il le fallait.
À cette époque, Aya ne souriait pas. Elle ne discutait pas non plus avec les uns et les autres. Toujours première sur le terrain, elle s'entraînait en attendant l'arrivée du groupe suivant.
Moussa avait alors visionné des matchs de hand sur le Net avec un nouveau regard. Il les analysait, scrutait les passes, les déplacements : Aya était bien une handballeuse en devenir.
Il était allé voir ses parents. Pourquoi pas ? avaient-ils admis, tant qu'elle allait à l'école, après, on verrait. Elle avait toujours un ballon dans les mains ; que ce soit devant la maison ou au club, cela ne changeait pas grand chose. Les parents d'Aya étaient des gens simples, foncièrement gentils, qui voulaient le bonheur de leur fille. La vie aurait bien le temps de dévoiler son âpreté. Qu'elle profite donc de ses jeunes années...
Moussa avait alors bricolé des cages amovibles, acheté des bombes de peinture pour marquer les lignes de jet franc, de sept mètres et de zone de but à côté du terrain de foot. Puis il avait recruté parmi ses joueurs : pas de cotisation pour ceux qui acceptaient de jouer un match de hand par mois.
Il avait concocté un programme d'entraînement spécifique pour Aya qui enchaînait les exercices avec une facilité et une compréhension immédiate du geste juste. Autant en lancer qu'en réception, elle mettait la force qu'il fallait. Le ballon était littéralement le prolongement de ses mains. Elle en faisait ce qu'elle voulait. Ensemble, ils regardaient les matchs disponibles sur le Net, les commentaient, les étudiaient.
Beaucoup de jeunes, garçons et filles, s'étaient pris au jeu, autant pour Moussa et sa gentillesse que pour Aya, devenue la coqueluche du village. Ils voulaient se confronter à elle autant que l'aider. Petit à petit, le hand s'était immiscé dans la vie de la communauté et le match devint un rendez-vous hebdomadaire. Moussa essaya toutes les configurations : Aya se révélait aussi à l'aise en ailier qu'en demi-centre, qu'elle joue en défense ou en attaque. Et Aya avait commencé à sourire.
Moussa avait sollicité les autorités sportives du pays, pour obtenir quelques subsides et matérialiser un vrai terrain. En vain. Il y avait bien d'autres priorités.
Quand Aya avait atteint l'âge de fin de scolarité, elle avait trouvé du travail dans l'un des complexes hôteliers de luxe d'un village voisin. Mais n'avait pas lâché le hand.
Puis un jour, Aya n'était pas venue à l'entraînement. Le surlendemain non plus. Moussa s'était inquiété et s'était rendu chez elle. Elle avait décidé d'arrêter. L'hôtel lui proposait de faire des heures supplémentaires. C'était l'occasion de gagner de l'argent, d'aider sa famille et peut-être, lui avait-on laissé entendre, de "gravir les échelons", d'obtenir une bonne place, plus tard.
Moussa avait insisté : Aya n'avait que dix-sept ans, tout était encore possible. Quoi ? On allait trouver.
Aya était revenue, s'était encore plus investie, répétant ses lancers, main gauche, main droite, les deux, les dribbles, les sauts, la course, le fractionné.
Des camarades filmaient puis postaient sur les réseaux sociaux des petites vidéos montrant Aya dans ses plus belles actions.
Un jour, s'était présenté un étranger se disant agent de joueurs, et de joueuses, avait-il précisé. Aya avait refusé. Quelques temps après, un autre s'était revendiqué d'un grand club et avait proposé un stage dans l'équipe junior, avec à la clé, peut-être, un contrat. Aya avait refusé.
Elle ne voulait pas quitter sa famille, son pays. Elle voulait jouer pour eux aussi.
Moussa reprit contact avec les autorités sportives et la bonne nouvelle advint : une équipe féminine nationale se constituait. Moussa savait qu'Aya serait acceptée. Tout le village s'était cotisé pour payer le voyage : permettre à Aya de réaliser son rêve était l'autorisation pour chacune et chacun de rêver à son tour.
Aya était partie. Ses appointements n'étaient pas mirobolants mais elle n'avait besoin de rien d'autre que jouer au hand avec des condisciples aussi motivées qu'elle. Enfin !
Alors quand Moussa l'avait vue ce soir-là, au village, avec sa valise, et qu'elle lui avait dit qu'elle rentrait pour de bon, il n'avait pas compris. Il avait pensé au caprice d'une jeune fille qui avait soudain pris la grosse tête. Il avait ressenti de la colère. Il s'était senti bafoué, humilié, eu égard à ce qu'ils avaient mis en place depuis de longues années, avec elle et pour elle.
Elle avait expliqué, froidement, comme détachée, que l'équipe deviendrait une belle et grande équipe, un jour. Mais sans elle. Même l'entraîneur lui avait dit qu'elle avait sa place dans un grand club, qu'elle devait s'expatrier, voire de changer de nationalité. Les autres filles étaient prometteuses. Mais les sélections pour la coupe continentale se feraient sans elles. Atteindre le niveau requis demanderait des années de travail. De l'argent aussi. Or, ils étaient un petit pays, dont la formation d'une équipe féminine de handball apte à concourir à l'international n'était pas une priorité.
Aya avait réfléchi. Et rentrait.
Moussa était dépité. Quelle était sa part de responsabilité dans la déception de la jeune fille ? Il avait accompagné son rêve, l'avait encouragée, soutenue, malmenée aussi parfois pour qu'elle améliore encore ses performances déjà exceptionnelles. S'était-il fourvoyé ?
Ce fut au milieu de la nuit que Moussa décida de lancer la "roucoulette" du désespoir, le "kung-fu" de la dernière chance. Il alluma son ordinateur, fit quelques recherches, chercha des contacts et commença à taper sur son clavier :
Mesdames et Messieurs les membres du Comité des Jeux Olympiques et paralympiques,
Je me permets de vous écrire au sujet d'une jeune sportive extrêmement motivée et particulièrement douée.
Il raconta l'histoire d'Aya, joignit quelques vidéos et termina ainsi son mail :
Ne serait-il pas opportun pour les sports collectifs et surtout les sports collectifs féminins, de créer une équipe internationale sous la bannière de votre Comité ? Une équipe qui réunirait toutes les Aya du monde, leur permettrait de participer à la plus universelle des compétitions sans devoir renoncer à leur patrie ? Ne serait-ce pas un symbole fort de mise en commun de talents et d'énergie au-delà des différences ? "Plus vite, plus haut, plus fort " ! Aux célèbres mots d'Henri Didon, ce prêtre dominicain, ami et conseiller de Pierre de Coubertin qui en a fait la devise des Jeux Olympiques, un dernier pilier a été ajouté en juillet 2021 : "Ensemble" ? Ne serait-ce pas donner à voir et à célébrer le sens de ce si joli mot "ensemble", qui représente la plus belle des valeurs ?
Moussa relut son mail, réfléchit quelques instants encore puis appuya sur "envoi".