Elles étaient quatre-vingt-dix

Billet et crécelle en main, Nora s'installe dans les tribunes. Elle attend cet événement depuis des mois. C'est la première manifestation féminine de handball d'une telle ampleur. Elle regarde autour d'elle. De sa place de choix, elle voit tous les terrains et distingue parfaitement trois d'entre eux. Pour les autres, elle pourra suivre les matchs en détail grâce à la petite tablette posée devant elle. Tout est fait pour qu'elle ne rate pas une miette de la compétition qui doit durer quarante-huit heures. Quinze collectifs se relaient pour offrir aux passionnés, un spectacle de qualité.
Le coup d'envoi est lancé et les premiers matchs débutent. Nora est tout de suite happée par la rencontre qui se déroule sur le premier terrain. C'est son équipe favorite qui joue. Dès les premières secondes, la demi-centre annonce un enclenchement qui transporte ses deux arrières latérales dans un véritable ballet parfaitement chorégraphié. Alors même que l'arrière gauche, désormais au centre fait mine de tirer, elle trouve sa coéquipière à quelques pas d'elle et lui libère la balle qui finit naturellement sa course dans les filets. Un tonnerre d'applaudissements retentit. Vingt secondes de jeu et déjà un but de marqué : Nora est aux anges.
Les deux équipes se disputent un moment le ballon lorsqu'une ailière s'écroule. L'arbitre siffle alors sans réellement comprendre ce qui a bien pu se passer. Le coach entre sur le terrain pour prêter assistance à sa joueuse. Elle a les yeux clos et ne semble pas prête à les rouvrir. Des secouristes les rejoignent afin de s'occuper de la blessée. Dans les tribunes, Nora est soucieuse, elle a trop souvent entendu parler de ces joueurs en parfaite santé qui s'écroulent sur le terrain pour ne jamais plus pouvoir se relever. En silence, elle suit l'évacuation sur une civière de l'ailière. Avant la reprise des matchs, un speaker annonce que le pronostic vital de la jeune femme n'est pas engagé.
La suite de la première mi-temps se déroule dans une atmosphère lourde. Les filles de l'équipe semblent inquiètes pour leur coéquipière mais elles ont également l'air de s'être donné pour mission de remporter ce match pour elle. Leur jeu est exceptionnel. Malgré toutes ses années de handball, Nora n'avait jamais vu ça. Les sept joueuses ne font plus qu'une, elles réfléchissent comme une seule femme. À quelques secondes de la fin de la période, l'arrière droite s'élance, tire et avant même que la balle ne touche les filets, des acclamations retentissent. Nora sent que quelque chose ne va pas. Ce ne sont pas des encouragements, mais bien des cris étouffés. Elle cherche du regard le terrain d'où provient le bruit, en vain. Sur sa tablette, elle voit ce qu'elle redoutait, une nouvelle équipe d'urgence se hâte à l'autre bout du complexe. La caméra change d'angle de vue, deux joueuses sont étendues au sol, côte à côte. Elle se demande si elles se sont percutées comme ça peut arriver parfois, mais personne autour d'elle ne peut lui donner cette réponse.
En quelques minutes, c'est la cohue dans le stade. Personne ne comprend ce qu'il se passe. Les événements ne peuvent pas relever de la coïncidence. Nora entend autour d'elle toutes sortes de théories farfelues : empoisonnements volontaires, contamination de l'air, virus mortel. Elle fournit un effort considérable pour faire abstraction et pouvoir réfléchir par elle-même. Elle quitte les tribunes et se dirige vers le bord des terrains. Elle veut des réponses et le seul moyen de les avoir, c'est d'aller les chercher. Elle interpelle un agent de sécurité et tente d'engager la conversation avec lui. À peine a-t-elle le temps d'ouvrir la bouche qu'elle entend un cri strident. Elle se retourne et son sang se glace. Les deux tiers des sportives sont au sol, des équipes entières, inanimées. Nora est incapable de bouger, elle essaye de compter, impossible, elles sont au moins une cinquantaine, et elle n'aperçoit pas tous les terrains. Les gens se mettent à crier et à courir dans tous les sens et d'un coup, le silence absolu.
Nora monte quelques marches et voit toutes les joueuses restantes converger vers le centre du stade. Leur démarche est vide et mécanique, à des centaines de lieux de leur élégance en jeu. Avec une lenteur presque insupportable, elles forment une ligne. D'un seul geste, elles enlèvent leur maillot et en dévoilent un autre, rouge sang, marqué chacun d'un caractère différent. C'est en lisant ces caractères que Nora peut avoir la réponse à sa question : « En 2020, 90 femmes sont tombées sous les coups de leur conjoint. »