Des bâtons dans nos roues

Impossible de joindre cette foutue salle de sport ! Mon portable m’indique, à chaque tentative d’appel, « non enregistré sur le réseau ». J’ai envi de le jeter dans le fossé. Les enfants sont silencieux à l’arrière du Master, ils prennent leur mal en patience. Ils me font confiance et je ne dois pas les décevoir. Cette demi-finale est importante pour eux. Et pour moi. Je recompose le numéro une énième fois en vain. Et l’autre véhicule ? Pourquoi ne m’a-t-il pas suivi ? Evidemment, j’aurais dû prendre mon GPS mais, dans la précipitation du départ, j’avais estimé pouvoir m’en passer ; après tout je connaissais à peu près la direction. A peu près ! Maintenant, nous voilà dans le trou du cul du monde, sur un chemin à peine carrossable et sans réseau. Et il reste tout juste deux heures avant le coup d’envoi.

Depuis la création de la section foot-fauteuil, c’était la première fois que l’équipe atteignait le stade des demi-finales. Elle avait battu facilement Caen puis sorti Rouen au bout d’une séance de tirs au but renversante. J’avais une quinzaine de jours pour tout organiser. Jean-Marc, le père de notre gardien de but, avait promis de me filer un coup de main et s’était également proposé pour emmener dans son véhicule adapté un autre jeune en fauteuil électrique. Mon Master, si j’enlevais les sièges latéraux, pouvait accueillir trois autres fauteuils. Le problème du transport était désormais réglé.

Jeudi avait été notre dernier entraînement et, parce qu’il avait dépassé les dix km/h, notre avant-centre perdit le contrôle de son fauteuil et percuta le montant des buts de hand. Résultat : pare-chocs cassé ! Le soir, après avoir ramené deux jeunes chez eux – les parents ne pouvaient pas se déplacer – j’appelai un pote carrossier. Il était déjà vingt-trois heures mais j’insistai pour qu’il vienne tout de suite, non sans lui expliquer l’échéance du match à venir. Son diagnostic s’avéra sans appel ; il ne pouvait pas réparer.

Le lendemain je faisais le pied de grue devant ma banque. Elle était réputée au niveau national, à grand renfort de publicité, pour sponsoriser les clubs de handisport. Ma conseillère financière m’expliqua avec un sourire gêné que l’événement n’avait malheureusement pas assez de visibilité et qu’une promotion sur les réseaux sociaux aurait été opportune. Un peu dégoûté, je me rabattis sur un site de cagnotte en ligne Keewi. Seulement il fallait attendre quarante-cinq jours pour profiter – si la somme était atteinte – de cette collecte participative. Je me résignais donc à débourser les six cents euros pour remplacer le pare-chocs. Pour couronner le tout, il se mit à neigeoter dans l’après-midi. Un mauvais pressentiment s’immisça lentement dans mon esprit.

Le rendez-vous avait été donné samedi à treize heures sur le parking de la salle Guéric Kervadec. J’étais arrivé en avance pour charger le matériel. Aucun Arrêté Municipal n’était tombé, ce qui signifiait que la rencontre était maintenue. La neige mouillée avait fait place à des rafales de vent et de pluie. Les enfants et leurs parents arrivèrent au compte-gouttes mais à treize heures trente, il manquait toujours Jean-Marc et son fils. Ils arrivèrent enfin. Devant mon regard noir, il réprima un coucou de la main et renversa accidentellement sa cannette de Coca sur ses baskets. Le temps de se donner l’adresse du match et nous partîmes sur les chapeaux de roues. Je m’efforçais d’oublier la loi des trois séries et croisais secrètement les doigts pour conjurer le sort. Tout à coup, je vis les appels de phares de Jean-Marc dans mon rétroviseur. Il venait de bifurquer à gauche au rond-point. Son GPS, qui ne devait pas être à jour, lui proposait un itinéraire bis à travers les départementales de l’Eure. Ils traversèrent Les Andelys protégée par Château Gaillard, se retrouvèrent à Giverny aux abords du jardin Claude Monet pour enfin déboucher sur la Collégiale de Vernon après avoir laisser, à l’entrée du pont Clemenceau, Le Vieux Moulin, emblème de la ville. Par moment, les fauteuils bringuebalaient de droite à gauche et leurs roues latérales se soulevaient dans les virages malgré les attaches au sol. Soudain, dans l’avenue qui menait au château de Bizy, il entendit un des enfants crier derrière lui et se gara sur le bas-côté.

Les quatre joueurs d’Evreux venaient de finir leur échauffement. Leur entraîneur et les deux arbitres officiels recherchaient sur le net l’article concernant les retards dans le règlement de la Fédération Française Handisport. Le rare public qui s’était déplacé commençait à montrer des signes d’impatience ; un brouhaha montait des gradins. Des enfants jouaient à faire des glissades sur le parquet tandis que des ados effectuaient des tirs à neuf mètres. L’arbitre devait siffler le coup d’envoi dans une vingtaine de minutes et toujours pas d’adversaire sur le terrain.

Je jetai mon téléphone dans le vide poche de la portière et repris la route en me fiant au hasard plus qu’à mon sens déficitaire de l’orientation. A la demande générale je mis Skyrock dans l’espoir de détendre un peu l’atmosphère. La pluie éclaboussait de plus belle le pare-brise quand tout à coup, entre deux va-et-vient de l’essuie-glace, j’aperçus, éclairée par les phares, mon Etoile polaire sur un panneau : D52 Évreux ! Mon cœur se mit à tambouriner dans ma poitrine ou était-ce les fréquences basses de ce morceau de rap qui sortaient des haut-parleurs ? Je sentais l’écurie et avalais les deux derniers kilomètres à bride abattue. Nous arrivâmes au Lycée Politzer en seulement cinq minutes. Je baissai la rampe métallique et aidai les enfants à manœuvrer leur fauteuil en marche arrière pour descendre pendant que mon iPhone vibrait désespérément à l’avant.
– J’peux y’aller aux toilettes ? demanda Enzo, notre ailier.
Sur l’instant, je m’abstins de répondre et nous déboulâmes dans la salle sous les regards étonnés des quelques supporters encore présents. Les arbitres s’étaient déjà rhabillés et nous annoncèrent que le match était perdu ; je n’avais pas prévenu de notre retard. Malgré mon insistance et mes explications, leur décision était sans appel. Surtout qu’il manquait encore une partie de l’équipe !

Jean-Marc se retourna en panique vers son fils dont il avait reconnu la voix.
– Qu’est-ce qui’s passe ? s’inquiéta-t-il, pourquoi as-tu crié ?
– J’ai oublié de te rappeler de prendre les ballons d’entraînement, répondit notre gardien tout penaud.
– T’avais pas besoin d’hurler, j’ai failli avoir un accident ! s’énerva-t-il ! Mais comment a-t-on pu les oublier ? ils font trente-trois centimètres de diamètre quand même !
– On est bientôt arrivé ?
– Je crois... Mais j’sais pas pourquoi y répond pas ? se demanda Jean-Marc tout en pianotant sur le clavier de son téléphone. Ça fait dix SMS que j’envoie !
– On a faim ! se plaignirent de concert les deux jeunes.

La buvette était encore ouverte et quelques aficionados fêtaient leur piètre « victoire ». Un gobelet de bière à la main, je repensais à la citation du Cid de Corneille « A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire ». Jean-Marc venait de me rejoindre et nous ressassions avec des si les événements de cette terrible soirée. Je me retournai, l’air encore dépité, vers le terrain ; nos quatre jeunes faisaient des tours de terrains et des accélérations et les gosses d’Evreux s’amusaient à les attraper. Ils avaient tous le sourire et leur visage rayonnait. A leurs yeux, ni la victoire ni la défaite n’avaient d’importance.