3 h 25, aux abords du parc de la Tête d’Or. Nous escaladons les hautes clôtures, en silence, sans lumière. Marc, notre guetteur, est le dernier à franchir l’obstacle et à se planquer dans la roseraie. Angèle, nerveuse, nous compte pour se rassurer. Nous sommes tous là, sept rebelles déterminés.
Pour aller jusqu’au chantier, il faut passer à découvert, mais malgré les lueurs de la ville, la pénombre devrait être suffisante pour nous couvrir. Nous courrons sans nous retourner. À quelques pas de notre destination, des barrières mobiles de chantier nous arrêtent. Elles n’étaient pas là hier lors de notre ultime reconnaissance.
– On fait comment ? chuchote Johan avec son accent suédois.
– Utilisons une lampe-torche, proposé-je. Si on agit vite et même s’ils nous voient, les gardiens n’auront pas le temps d’intervenir.
Aussitôt Sofia allume la diode de son portable et commence le repérage le long de la barricade. Nous la suivons avec attention.
– Là ! se réjouit-elle. En rampant, on doit pouvoir se faufiler. C’est un peu boueux, mais tant pis pour nos belles tenues !
Fred, à cause de son embonpoint, se retrouve coincé. Certains le poussent, d’autres le tirent, des morceaux de tissus en font les frais, mais il finit par passer.
– Promis, les gars ! Demain, je me mets au régime végétarien !
Nous rions, évacuant un peu de notre pression, mais restons concentrer sur notre objectif, ces trois arbres qui se dressent devant nous, majestueux et condamnés. La municipalité de Lyon a en effet décidé de les abattre au profit d’un établissement de restauration rapide d’une grande chaîne américaine. Nous sommes déterminés à tout faire pour les sauver.
Je surveille les alentours. Toujours aucune agitation. Par chance, personne ne nous a vus.
– Prêts à finir la nuit à la belle étoile ? lancé-je.
– Plus que jamais ! répondent mes compagnons à l’unisson.
J’ouvre mon sac à dos et en retire sept paires de menottes.
– Marc, Angèle, Clément, vous prenez le cyprès, c’est le plus gros.
Ils se mettent en ronde autour de l’arbre et se collent à lui tandis que je leur passe les menottes, chaque main droite attachée à la main gauche du suivant, de sorte qu’ils ne puissent pas être séparés de leur protégé.
– Fred et Marie, vous préférez lequel ?
Après une seconde d’hésitation, ils enlacent l’érable centenaire et se retrouvent menottés à leur tour.
Le magnifique chêne de plus d’un mètre de circonférence sera donc pour Sofia et moi. Je m’enchaîne à ma complice avec une première paire de menottes et avec la main encore libre, lance les sept clés le plus loin possible en direction du lac. Le clapotis provoqué par leur chute me confirme qu’elles sont perdues à jamais.
– Je vous conseille d’essayer de dormir, maintenant. Le réveil risque d’être mouvementé.
Sofia clipse la dernière menotte à mon poignet. Notre destin est désormais lié à celui de nos trois amis végétaux.
5 h 30. Le jour pointe ses rayons estivaux. Je suis tiré de ma somnolence par le bruit métallique de barrières qu’on déplace. Les premiers ouvriers arrivent. Quand ils nous aperçoivent, ils s’arrêtent, incrédules.
L’un d’eux s’approche de nous.
– Qu’est-ce que vous faites là ? Le chantier est interdit au public !
– Nous contestons l’abatage de ces arbres centenaires ! répond une Sofia remontée comme une pile.
L’ouvrier paraît gêné.
– Allez, partez, sinon vous allez avoir de gros problèmes.
– On peut pas, on est attachés ! renchérit Clément.
À cet instant, un homme plus âgé, le contremaître sans doute, nous rejoint.
– C’est quoi ce bordel ? lance-t-il. Qui vous a attachés ?
– Personne, clame Fred avec conviction. Nous sommes là de notre plein gré !
– OK, tranche le supposé chef de chantier. J’appelle les flics.
Une vingtaine de minutes plus tard, une sirène résonne dans le parc embrumé. La voiture des forces de l’ordre déboule dans l’allée et vient s’arrêter en crissant des pneus à une poignée de mètres de nous. Deux policiers en sortent. Ils nous interrogent, nous fouillent, se crispent. Nous n’avons aucun papier sur nous, ni de clés, que des revendications.
– Plutôt mourir que d’abandonner ces arbres ! crie Marie.
Le sergent-chef n’insiste pas et, insensible à nos simagrées, appelle des renforts.
6 h 15. Les CRS nous immobilisent. Avec leur énorme pince métallique, ils font sauter les menottes comme s’il s’agissait de vulgaires jouets en plastique. Nous avons beau nous accrocher l’un l’autre à la force dérisoire de nos poignes, les policiers nous séparent sans aucune difficulté et nous enfournent dans leur camionnette comme du bétail.
Tassés sur les banquettes latérales du fourgon, nous nous regardons tous les sept, atterrés, dépités de notre échec, de notre coup d’épée dans l’eau. La déception nous ronge. Tant d’efforts gâchés en quelques secondes ! Notre immense détermination n’a pas résisté longtemps face à l’autorité.
La suite, je ne l’apprendrai que plus tard, une fois libéré de ma garde à vue.
Le matin de notre arrestation, un des ouvriers a eu la mauvaise idée de filmer notre confrontation pathétique avec les policiers et de la publier sur Instagram, probablement pour nous ridiculiser et se rendre intéressant. Mais le nombre de partages et de vues a rapidement dépassé ses attentes. Quelques heures plus tard, une foule imposante et pacifique se dirigeait vers le chantier pour se poser en barrage contre l’abatage des trois arbres.
À sept, nous ne pesions guère. Mais face à 10 000 indignés, le rapport de force s’est inversé. À 22 h, la mairie annonçait le retrait du projet.
Notre action, en définitive, n’a pas été vaine. Elle a permis l’étincelle. Nous en avons acquis une détermination encore plus grande, avec en prime une sacrée leçon. Ne jamais renoncer, même quand tout semble perdu.
Surtout quand tout semble perdu.
Pour aller jusqu’au chantier, il faut passer à découvert, mais malgré les lueurs de la ville, la pénombre devrait être suffisante pour nous couvrir. Nous courrons sans nous retourner. À quelques pas de notre destination, des barrières mobiles de chantier nous arrêtent. Elles n’étaient pas là hier lors de notre ultime reconnaissance.
– On fait comment ? chuchote Johan avec son accent suédois.
– Utilisons une lampe-torche, proposé-je. Si on agit vite et même s’ils nous voient, les gardiens n’auront pas le temps d’intervenir.
Aussitôt Sofia allume la diode de son portable et commence le repérage le long de la barricade. Nous la suivons avec attention.
– Là ! se réjouit-elle. En rampant, on doit pouvoir se faufiler. C’est un peu boueux, mais tant pis pour nos belles tenues !
Fred, à cause de son embonpoint, se retrouve coincé. Certains le poussent, d’autres le tirent, des morceaux de tissus en font les frais, mais il finit par passer.
– Promis, les gars ! Demain, je me mets au régime végétarien !
Nous rions, évacuant un peu de notre pression, mais restons concentrer sur notre objectif, ces trois arbres qui se dressent devant nous, majestueux et condamnés. La municipalité de Lyon a en effet décidé de les abattre au profit d’un établissement de restauration rapide d’une grande chaîne américaine. Nous sommes déterminés à tout faire pour les sauver.
Je surveille les alentours. Toujours aucune agitation. Par chance, personne ne nous a vus.
– Prêts à finir la nuit à la belle étoile ? lancé-je.
– Plus que jamais ! répondent mes compagnons à l’unisson.
J’ouvre mon sac à dos et en retire sept paires de menottes.
– Marc, Angèle, Clément, vous prenez le cyprès, c’est le plus gros.
Ils se mettent en ronde autour de l’arbre et se collent à lui tandis que je leur passe les menottes, chaque main droite attachée à la main gauche du suivant, de sorte qu’ils ne puissent pas être séparés de leur protégé.
– Fred et Marie, vous préférez lequel ?
Après une seconde d’hésitation, ils enlacent l’érable centenaire et se retrouvent menottés à leur tour.
Le magnifique chêne de plus d’un mètre de circonférence sera donc pour Sofia et moi. Je m’enchaîne à ma complice avec une première paire de menottes et avec la main encore libre, lance les sept clés le plus loin possible en direction du lac. Le clapotis provoqué par leur chute me confirme qu’elles sont perdues à jamais.
– Je vous conseille d’essayer de dormir, maintenant. Le réveil risque d’être mouvementé.
Sofia clipse la dernière menotte à mon poignet. Notre destin est désormais lié à celui de nos trois amis végétaux.
5 h 30. Le jour pointe ses rayons estivaux. Je suis tiré de ma somnolence par le bruit métallique de barrières qu’on déplace. Les premiers ouvriers arrivent. Quand ils nous aperçoivent, ils s’arrêtent, incrédules.
L’un d’eux s’approche de nous.
– Qu’est-ce que vous faites là ? Le chantier est interdit au public !
– Nous contestons l’abatage de ces arbres centenaires ! répond une Sofia remontée comme une pile.
L’ouvrier paraît gêné.
– Allez, partez, sinon vous allez avoir de gros problèmes.
– On peut pas, on est attachés ! renchérit Clément.
À cet instant, un homme plus âgé, le contremaître sans doute, nous rejoint.
– C’est quoi ce bordel ? lance-t-il. Qui vous a attachés ?
– Personne, clame Fred avec conviction. Nous sommes là de notre plein gré !
– OK, tranche le supposé chef de chantier. J’appelle les flics.
Une vingtaine de minutes plus tard, une sirène résonne dans le parc embrumé. La voiture des forces de l’ordre déboule dans l’allée et vient s’arrêter en crissant des pneus à une poignée de mètres de nous. Deux policiers en sortent. Ils nous interrogent, nous fouillent, se crispent. Nous n’avons aucun papier sur nous, ni de clés, que des revendications.
– Plutôt mourir que d’abandonner ces arbres ! crie Marie.
Le sergent-chef n’insiste pas et, insensible à nos simagrées, appelle des renforts.
6 h 15. Les CRS nous immobilisent. Avec leur énorme pince métallique, ils font sauter les menottes comme s’il s’agissait de vulgaires jouets en plastique. Nous avons beau nous accrocher l’un l’autre à la force dérisoire de nos poignes, les policiers nous séparent sans aucune difficulté et nous enfournent dans leur camionnette comme du bétail.
Tassés sur les banquettes latérales du fourgon, nous nous regardons tous les sept, atterrés, dépités de notre échec, de notre coup d’épée dans l’eau. La déception nous ronge. Tant d’efforts gâchés en quelques secondes ! Notre immense détermination n’a pas résisté longtemps face à l’autorité.
La suite, je ne l’apprendrai que plus tard, une fois libéré de ma garde à vue.
Le matin de notre arrestation, un des ouvriers a eu la mauvaise idée de filmer notre confrontation pathétique avec les policiers et de la publier sur Instagram, probablement pour nous ridiculiser et se rendre intéressant. Mais le nombre de partages et de vues a rapidement dépassé ses attentes. Quelques heures plus tard, une foule imposante et pacifique se dirigeait vers le chantier pour se poser en barrage contre l’abatage des trois arbres.
À sept, nous ne pesions guère. Mais face à 10 000 indignés, le rapport de force s’est inversé. À 22 h, la mairie annonçait le retrait du projet.
Notre action, en définitive, n’a pas été vaine. Elle a permis l’étincelle. Nous en avons acquis une détermination encore plus grande, avec en prime une sacrée leçon. Ne jamais renoncer, même quand tout semble perdu.
Surtout quand tout semble perdu.