Dansent les heures

– Grace...
Seul un grognement lui répond. Grace s’est affaissée sur Irene. Bien qu’elle soit plus robuste que sa partenaire de danse, Irene est saisie d’un tremblement qui l’ébranle de la tête aux pieds.
– Je t’en supplie, mon amour. Pense aux 1500 dollars.
Grace ouvre une paupière vitreuse sur son amante déguisée en homme. L’appât du gain a ravivé une étincelle au fond de ses prunelles émeraude.
– Mesdames et messieurs, combien de temps vont-ils encore tenir ? rugit le commentateur.
Irene serre les dents. Elle ne supporte plus cette voix nasillarde qui répète les mêmes mots encore et encore, comme une litanie infernale. Les premiers danseurs se sont écroulés au bout de deux jours. Une femme s’est évanouie sur son partenaire. Elle a sombré dans une léthargie dont elle ne s’est éveillée que le lendemain, étendue sur un couchage à la vue de tous, afin que le public se repaisse du spectacle de la déchéance de ces pauvres hères.
Irene ne regrette pas sa décision. Le marathon de danse de Chicago est l’un des plus ardus, mais aussi l’un des plus profitables : un prix de 1500 dollars sera offert au couple le plus endurant, le dernier sur la piste.
Pour gagner, les participants doivent rester en mouvement quarante-cinq minutes par heure, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Aussi sont-ils obligés de manger, de se raser et de lire le journal en rythme. Au son de la cloche annonçant les quinze minutes de répit, les danseurs se ruent sur les lits installés sur le côté. Là, ils s’abîment dans un sommeil de plomb, très vite interrompu par les organisateurs à renfort de gifles et de seaux d’eau.
Irene a rencontré Grace au pensionnat ; leur fol amour a guidé leurs pas sur les routes, et les routes les ont menées à Chicago. Sans le sou, vivant dans l’interdit, elles entrevoient dans ce concours la promesse de leur salut. La garantie d’un toit et de plats chauds tant qu’elles lutteront contre la fatigue et les courbatures, et la perspective d’une généreuse récompense.
Le père de Grace a fait faillite après la crise de 29 ; celui d’Irene s’est tiré une balle dans la tête. Les jeunes filles n’ont plus rien hormis leur affection réciproque. C’est ce qui tient Irene debout. C’est ce qui lui donne l’énergie de porter Grace à bout de bras, ses bras de femme qu’elle a dissimulés sous des vêtements d’homme.
Grace se redresse un peu et jette un regard autour d’elle.
– Où est Bessie ?
– Elle a été disqualifiée.
Elle lève des yeux timides vers Irene, son visage blême à quelques centimètres du sien.
– Est-ce que tu es sûre... de vouloir aller jusqu’au bout ?
Irene passe la main dans l’épaisse chevelure bouclée de sa bien-aimée.
– Nous n’avons pas le choix, ma chérie. C’est difficile, je sais, mais je te promets qu’ensuite tout ira pour le mieux. Nous serons libres de faire ce qu’il nous plaira.
– Libres... répète Grace en refermant les yeux.
Elle se laisse à nouveau gagner par la torpeur. Irene la secoue.
– Grace ! Ne me laisse pas tomber !
– Je n’en peux plus... je suis... exténuée...
– Encore dix minutes, je t’en prie. Dix petites minutes.
Mais Grace est déjà repartie au pays des songes peuplés de voix nasillardes, de fanfare tonitruante et de huées ensauvagées.
Quand sonne l’heure de la pause, c’est la débandade vers les lits. Les yeux d’Irene sont voilés, la lumière des spots vacille comme la flamme d’une bougie. Tout lui apparaît comme dans un rêve alors que ses pieds foulent encore le parquet usé de la salle de danse. Ses pieds qui saignent et souffrent d’ampoules à vif. Encore un effort. Le lit lui semble à des kilomètres.
Elle se fraie un passage parmi les danseurs qui se précipitent vers le repos, sans égard pour ceux qui les entourent. Leur regard est celui des bêtes.
Irene allonge Grace délicatement. Celle-ci s’est déjà assoupie. Le calme sur son visage ne masque pas les traits tirés, la pâleur inquiétante, les cernes creusés. A dix-sept ans, elle en paraît dix de plus.
« Il faut que je dorme... »
C’est une gifle brutale qui arrache Irene à l’étreinte de Morphée. Il est l’heure de retourner sur la piste. Il faut se mettre en branle, remuer un pied. Ne jamais cesser de bouger. Chaque geste engendre une douleur intense dans chaque membre, vrille les os, essore les muscles. Se balancer au rythme d’un métronome, et laisser son esprit s’égarer à la lisière de la conscience en attendant le glas.
Irene a-t-elle pris plaisir un jour à danser ? A cet instant, elle peine à y croire. Et pourtant, c’est dans les pas de Grace que son cœur a valsé pour la première fois.
Elles avaient emprunté le gramophone de l’école et lancé un disque d’Ozzie Nelson dans la chambre de Grace. Il pleuvait dehors et une lumière perlée filtrait à travers les rideaux. Grace portait une robe verte, elle était pieds nus. Irene l’avait prise par la main et l’avait fait tournoyer en fredonnant l’air de Dream a Little Dream of Me. C’est comme si le temps s’était figé parmi les meubles anciens couverts de poussière. Ce souvenir soulève en Irene un océan de tendresse.
Elle est ramenée à la réalité par le présentateur qui s’est approché d’elles.
– Nous allons pimenter le show, Mesdames et Messieurs !
Il laisse planer quelques secondes de suspense.
– Par les pouvoirs qui me sont conférés, je vais marier ces jeunes gens ici présents !
– Tu entends cela, Grace ? Nous allons nous marier ! se réjouit Irene.
Grace ébauche un sourire, le regard absent. Le vert de ses iris se fond dans le rouge des globes injectés de sang.
– Je me trouve aux côtés du couple numéro 12, l’un des favoris de la compétition ! Irvin Thompson et Grace Clark, je vous déclare mari et femme !
Sifflets et applaudissements des badauds en émoi. Certains jettent de la monnaie et des cacahuètes sur le duo en braillant : « Vive les mariés ! ». Grace se penche et ramasse les pièces avec avidité avant de les fourrer dans sa pochette. Sa figure se fend d’un rictus dénué de joie :
– Unies jusqu’à ce que la mort nous sépare, mon amour.
Les jours et les nuits passent, les heures se dévident. Irene perd la notion du temps. La foule se renouvelle perpétuellement comme une mer, jamais tout à fait différente, jamais tout à fait la même. La lassitude et l’impatience gangrènent l’humeur générale : il est temps d’en finir, peste-t-on dans les gradins.
Le commentateur, soucieux de garder l’attention – et les deniers – de son audience, lance l’ultime phase de la compétition, la plus redoutée de toutes : les Grinds, les éliminations. Les quarts d’heure de pause sont supprimés. Les participants sont sommés de danser jusqu’à l’épuisement.
L’extrême fatigue conduit certains à des états de folie. Un homme est emmené de force par les autorités, en proie à un délire de persécution. Grace, quant à elle, se mure dans le silence. Elle garde les yeux mi-clos et se contente d’osciller de droite à gauche, bercée par un flot inconnu.
Les couples défaillent les uns après les autres. Irene résiste. Sa persévérance ne tient qu’à un fil, celui que tisse l’espoir, ténu, de remporter la victoire.
Pour célébrer leur succès, elles iront dîner au Walnut Room, sous le magnifique sapin qui trône au milieu du restaurant. Irene offrira une robe à Grace à cette occasion. Une robe verte. Elle lui prendra la main, lui demandera pardon et lui baisera les doigts. Tout cela ne sera plus qu’un mauvais souvenir. Un mauvais rêve...
Soudain, les projecteurs se braquent sur les deux jeunes femmes comme une paire d’yeux indiscrets. La salle se soulève alors en acclamations hystériques.
– Le couplé numéro 12 est notre grand gagnant ! Trente-neuf jours de compétition acharnée, Mesdames et Messieurs ! Ces deux-là ont bien mérité le prix de 1500 dollars pour consommer leur nuit de noces !
Irene s’immobilise, hébétée. L’information met plusieurs secondes à disperser les brumes de son esprit.
– Grace, tu as entendu ? murmure-t-elle, les larmes aux yeux. On a gagné.
Grace esquisse un vague sourire de félicité, perdue dans de secrètes rêveries, avant de s’effondrer dans ses bras.