Concerto pour bugle, mouettes et ressac

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De dix-huit à quarante ans, Modeste Kerdoncuff était le plus heureux des hommes. La Marine nationale avait offert à ce musicien dans l'âme une occasion unique de vivre de sa passion : il jouait du clairon, il voyait du pays, il rencontrait quelqu'une à chaque escale et, cerise sur le gâteau, la soupe était bonne. Après avoir sillonné les cinq océans et fait huit fois le tour du monde, il en aurait bien fait un neuvième. Et même plus, car affinités.
 
Ses frères d'armes l'appelaient familièrement le Biniou. Contrairement à ce qu'on pourrait penser, il ne devait pas ce sobriquet à son origine bretonne — qui, dans la marine française, concerne au moins la moitié des effectifs — mais à sa spécialité. 
 
Comme la tradition militaire le voulait, Modeste avait pris le nom de l'autre instrument dont il jouait, proche de la cornemuse. Du branlebas de l'aurore au couvre-feu, ce membre éminent de l'équipage ponctuait chaque évènement à bord par une sonnerie spécifique. Ce job n'étant guère chronophage, il faisait aussi office de coiffeur. Dans la marine, quand on veut exprimer son besoin de se faire couper les cheveux — très courts, comme il est de rigueur sous les drapeaux — on dit traditionnellement : « il faut que je passe chez le Biniou ».
 
Modeste Kerdoncuff ne se contentait pas d'exceller au clairon et au biniou. Il jouait aussi de la flûte à bec et de l'harmonica. Mais il relégua ces instruments de troisième division lorsque, dans un magasin de musique de Valparaiso, il dénicha un bugle d'occasion. Au décès de son propriétaire, un pilier de l'Orchestre philharmonique de Santiago, l'instrument n'avait pas trouvé preneur. De l'avis des mélomanes de la « Jeanne d'Arc » — le prestigieux bateau sur lequel il servait à l'époque — le Biniou avait fait une très bonne affaire. 
 
Entre les sonneries règlementaires et les tontes, Modeste disposait de suffisamment de temps libre pour travailler ce cuivre dont il adorait la chaleur, la rondeur et la suavité du son. Hors service, il n'aimait rien tant que de s'isoler à la proue du porte-hélicoptère pour improviser des hymnes à l'océan. Il n'était pas rare que des albatros fissent un détour pour le survoler, et fréquent que les dauphins qui ouvraient la route au vaisseau lui fissent des pirouettes d'honneur. 
 
Hélas, même dans la Marine nationale, la vie n'est pas un long fleuve tranquille. Les comptables du ministère comprirent un jour que doter les bâtiments de magnétophones était moins onéreux que d'y affecter des Clairons. Le contrat du second-maître de première classe Kerdoncuff ne fut donc pas reconduit et le brave dût s'adapter à la vie civile en pleine crise de la quarantaine. 
 
Dans ce monde cruel, on ne gagne pas son biftèque en sonnant le branlebas ou le couvre-feu. Pour mettre un peu de beurre dans les épinards, Modeste se rabattit sur son expertise subsidiaire et reprit un salon de coiffure pour hommes à Saint-Guénolé-Penmarc'h. La majeure partie de sa clientèle ayant servi dans la marine — soit comme engagé soit à l'occasion du service militaire — il y retrouva son sobriquet de Biniou.
 
— Ton clairon ne te manque pas ? s'inquiétait souvent le Père Béchennec qui avait navigué pendant vingt-cinq ans comme canonnier. 
— Tu pourrais proposer au curé de remplacer les cloches de l'angélus par une sonnerie, gouailla un soir d'octobre ce mécréant de Jo Struillou qui avait fait l'Algérie dans les fusiliers-marins.
 — Il existe en effet une sonnerie d'appel à la messe, mais ça m'étonnerait que ça intéresse le curé, répliqua Modeste sur le même ton. Par contre, je prêterais volontiers mon concours à la prochaine cérémonie du 11 novembre.
— Bonne idée ! J'en parlerai au prochain conseil, promit le premier adjoint qui feuilletait une revue en attendant de se faire dégager la nuque. 
 
À Saint-Guénolé-Penmarc'h comme dans de nombreuses localités de l'Hexagone, la célébration du 11 novembre n'était plus qu'une contrainte routinière, où une poignée d'irréductibles s'ennuyaient ferme, avant d'aller se revigorer au « Bar des Abysses » ou au « Café du Port ». Aussi, lorsqu'après l'allocution barbifiante du maire retentit la dernière note d'une sonnerie aux morts propre à donner la chair de poules aux plus endurcies des têtes brûlées, le temps fut comme suspendu. Après deux minutes de silence, l'édile s'ébroua et, le regard embué, remercia chaleureusement l'ancien Biniou.
 
— Quel talent ! Votre sonnerie m'a donné la chair de poule. J'imagine que vous ne jouez pas que du clairon.
— En effet, je joue aussi du bugle. Mais en amateur.
— Très bien le bugle, approuva le premier magistrat de la commune qui entendait ce mot pour la première fois. 
Un bonheur n'arrivait jamais seul. Un mois plus tard, le beau-père de l'édile refermait son parapluie. 
— Accepteriez-vous d'interpréter la sonnerie au cimetière ? demanda le gendre du trépassé à notre Biniou.
— J'en serais très honoré. Je peux bien sûr la sonner au clairon, mais peut-être le bugle serait-il plus adapté pour une cérémonie familiale ?
— Modeste, vous avez carte blanche. 
 
Les obsèques du beau-père firent grand bruit dans le landerneau des anciens combattants. À l'ouest d'une ligne Saint-Brieuc-Vannes, nul n'accepta désormais d'être mis en terre sans une sonnerie aux morts interprétée au bugle par le Biniou de Saint-Guénolé. Cette bouffée d'oxygène lui permit d'embaucher quelqu'une à mi-temps pour le remplacer tous les après-midis. 
 
Il mit à profit ce temps retrouvé pour jouer du bugle face à l'océan. Essentiellement du jazz. Mais aussi quelques pièces d'Igor Stravinski. À basse-mer, comme les pêcheurs à pied, il crapahutait jusqu'au rocher le plus avancé de la chaîne, qui prolongeait la pointe. Il y retrouvait la même émotion qu'à la proue de ses navires successifs, lorsqu'il enchantait les dauphins et les albatros.
 
Une belle après-midi de juillet après qu'il eut accompagné un amiral de la flotte à sa dernière demeure, Modeste Kerdoncuff, stimulé par la somptueuse collation funéraire afférente, se rendit sur son roc favori uni. Comme il s'était fait la semaine précédente une vilaine entorse, il se munit du tabouret qui désormais ne quittait jamais son coffre. Et les neurones encore titillés par un Pur Malt de dix-huit ans d'âge, il improvisa les premières mesures de ce « concerto pour bugle, mouettes et ressac » dont il rêvait depuis longtemps.
 
Tout à son délire, le Biniou ne vit pas venir la vague déferlante. Du haut du phare d'Eckmühl, trois touristes assistèrent à la scène. Un quart d'heure plus tard, un hélicoptère de la protection civile survolait la zone. Il patrouilla à très basse altitude jusqu'à la tombée du jour. En vain. Emporté par le fort courant de flots qui sévissait à la marée montante, le corps de Modeste Kerdoncuff, qui avait coulé en quelques secondes, devait dériver entre de longues laminaires qui le dérobaient aux regards. Quatre jours plus tard, il revint en surface au beau milieu de la baie d'Audierne et fut récupéré par un caseyeur. 
 
Ses prestations funéraires l'avaient-elles incité à la prévoyance ? Toujours est-il que, selon ses vœux, la dépouille du Biniou fut incinérée et ses cendres jetées à la mer au large de Penmarc'h pendant qu'un magnétophone diffusait le solo de bugle du concerto d'Aranjuez. Lorsque le silence se fit, on n'entendit plus que les mouettes et le ressac.

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