Je suis dans son salon, comme un dimanche sur deux depuis bientôt 30 ans.
Au milieu de cette petite pièce sombre aux meubles anciens, trône un portrait.
Ce portrait, c’est mon grand-père. L’amour de sa vie.
Nous prenons le thé, elle est assise derrière son bureau comme à son habitude, et moi, installée dans un fauteuil en velours à franges vert pickle.
Je ne m’affale pas, je me tiens droite, par respect pour la femme qui se trouve en face de moi.
Elle est la seule pour qui je défais les nœuds de mes cheveux, coupe et lime mes ongles et m’habille comme une femme de mon âge.
Je lui parle de mes dernières péripéties, en essayant d’y mettre le ton, pour la faire rire.
J’essaie de prendre de l’espace pour combler le vide de sa vie.
Depuis petite je veux savoir.
Depuis petite je m’interroge, sur ses secrets.
Depuis toujours elle se tait.
Mais le livre est sorti.
Elle a donné son accord à l’auteur du livre, un ami. Elle lui a fait confiance, elle lui a même confié ses photos .
Avec beaucoup de délicatesse, j’essaie de l’inciter à me raconter.
Je ne veux pas la brusquer, même si j’en ai envie. Je suis frustrée de tant d’Histoire endormie dans le corps de cette femme d’un mètre cinquante-cinq. Je désire profondément en savoir plus avant qu’elle ne parte.
Nos racines... un mot si fort ! L’histoire de mes aïeules se paraissent être une nécessité pour me construire et bâtir mon arbre de vie.
Je souhaite rendre fière cette grande Dame. Posséder cette force qui rugit en moi chaque seconde de mon existence. Posséder son hérédité qui se rappellera à mon souvenir quand je douterai ou flancherai.
Je la bouscule pour lui faire revivre et dire ce qu’elle souhaite oublier.
Le livre est sur mes genoux. « Un cauchemar français »
Le silence s’est installé, il est agréable. Elle ne me regarde jamais tout à fait. J’en profite pour l’observer, la contempler, l’admirer.
L’homme du portrait qu’elle a sauvé en 1944 l’a quitté il y a maintenant 45 ans, pour une autre.
Elle a toujours pensé qu’il reviendrait. Mais il est mort en 1994.
Malgré cette perte tragique, un rituel quotidien lui est dédié. S’apprêter comme s’il devait réapparaitre.
Malgré le peu de compensation financière concédée, elle reste une grande bourgeoise.
Toujours un brushing et une manucure impeccables, une ligne svelte élégante.
Une garde-robe composée de tailleurs, pulls en cachemire, blouses en soie, bas, jupons, manteau de fourrure, gants en cuir, collier de perles.
Ne jamais se laisser aller.
Garder l’image d’une femme forte telle une armure qui force le respect.
« - Mâ, je vais lire tout haut le passage qui vous concerne tous les deux, si tu es d’accord ?
- Je ne préfère pas, tu liras ça chez toi, parle-moi de toi, comment va ta fille ?
- Mâ, raconte-moi les photos, explique moi...
- Tout est expliqué dans le livre ! » conclut-elle.
Mâ se lève, pour préparer le goûter, toujours le même, un cake au citron avec un léger glaçage qu’elle achète sur le marché de la Motte Piquet, le matin même.
Dans son frigo, les boissons que mon père et moi aimons : coca rouge et light, Liptonic. Ainsi que les mousses aux marrons qu’il déguste spécifiquement chez sa mère... aussi celles au chocolat noir pour mon plaisir !
Elle se lève pour me dissuader de continuer dans ce harcèlement de la quête du passé.
Je me résigne donc, et profite de son absence pour lire ces quelques pages de son combat.
1944, la Milice de Lyon mit enfin la main sur un jeune médecin résistant, Robert A, qu’elle traquait depuis deux ans. Il était épaulé par « sa compagne-complice-agent de liaison », Janine L. En un an, elle changea cinq fois d’identité, comme d’apparence.
L’homme du portrait se rendait le 18 mars à un rendez-vous, à la gare de Lyon Perrache, pour rencontrer un grand général. Mais à la suite d’une dénonciation, il fût intercepté par la Milice.
L’homme de sa vie fût arrêté, torturé. Au lieu de fuir, Janine, du haut de ses 22 ans se présenta au siège de la Milice. A leur grande surprise, elle se mit à les invectiver vigoureusement, les traitants de « terroristes » ! On lui permit néanmoins de revenir le lendemain afin d’en savoir plus concernant le sort réservé à Robert.
Son amant ne parla pas, malgré les tortures qui le rendis sourd d’une oreille, mais il s’affaiblit de jour en jour. La Milice souhaita le transférer au siège de Paris. Le voyage se déroula dans un train bondé, avec Janine sur leurs talons. Elle ne les quitta pas d’un regard, pas d’une semelle. Elle ne parla pas malgré leur questionnement incessant.
En 1944, la Milice était débordée à Paris, ils ont eu donc l’obligation de gérer cette affaire à Lyon. Ils repartirent tous, mais l’état du jeune médecin se détériora très vite, et fût transféré à l’hôpital sous la surveillance de deux policiers municipaux.
Du haut de son jeune âge, elle comprit que son compagnon avait contracté la varicelle. Que celle-ci pouvait lui être fatale dans l’état de faiblesse où il se trouvait.
Elle échafauda un plan d’évasion avec deux autres camarades du réseau, déguisés en agent de police. Lors d’une relève matinale, la fuite s’accomplit à l’aube dans un moment de creux entre deux gardes, sous l’œil d’une infirmière qui détourna gentiment le regard.
Le couple rejoignit Paris où ils reprirent de plus belle leurs activités, lui en tant que responsable des renseignements dans l’état-major FFI, elle, comme femme de l’ombre.
Un jour, dans le métro, elle fut suivie par un milicien qu’elle reconnut. En cinq secondes, elle sauta sur la voie d’en face où le métro s’annonçait, traversa les rails et s’engouffra dans la rame.
A la fin de la guerre, ils se marièrent le 10 novembre 1945.
Robert ouvrit son cabinet, Janine s’engagea dans l’armée où elle atteindra le grade de lieutenant-colonel.
L’année de ma naissance, l’homme de sa vie, devenu son ex-mari, lui remettra les insignes d’officier de la légion d’honneur.
Il lui dira devant quelques survivants du réseau Marco Polo « tu m’as sauvé la vie et m’a donné deux fils ».
Des années plus tard elle eut l’honneur de rallumer la flamme du soldat inconnu sous l’Arc de Triomphe en présence du Président de la République.
Je ferme le livre, les larmes coulent de fierté et d’émotions.
Je ne l’ai pas entendue poser le plateau sur son bureau, contenant les parts de cake, les serviettes en papier, et une recharge en thé.
Je comprends à son regard que mes larmes sont déplacées et que nous parlerons de tout, sauf du livre.
Je pars après avoir été rassasiée, avec un polar sur lequel nous échangerons, glissé dans mon sac, et quelques michokos laissés dans l’entrée pour mes visites dominicales.
Deux ans plus tard elle partira avec ses secrets, en toute discrétion, dans son lit, lors de son petit déjeuner.
Nous avions prévu de nous voir le lendemain.
L’annonce de sa mort me coupera les jambes littéralement, je m’écroulerai à terre.
Je me trouverai devant un immeuble Haussmannien, à dix minutes de passer un entretien. La directrice d’une boutique me verra tomber, elle me prendra dans ses bras, m’entrainera dans la cabine de son magasin, me mouchera, me remaquillera, appellera ma mère et m’enverra passer mon entretien.
Je serai pendant une heure la femme qu’elle aurait aimé que je sois. Pas de larmes déplacées, droite, connaissant son sujet.
L’apparence sera mon arme.
Dix ans plus tard, notre président nous annoncera que nous serions en guerre. Une guerre particulière, contre un virus. Une guerre silencieuse, sans bombe, sans cri, sans crime, mais avec des morts et une crise économique sans précédent.
La même année je vivrai ma propre guerre contre un cancer.
Elle sera près de moi chaque jour, dans la femme forte que je deviendrai. Son portrait trônera dans mon salon.
Elle s’appelait Lacolombe, symbole de paix. C’était une femme amoureuse, résistante, lieutenant-colonel, mère et grand-mère.
C’était une battante.
Elle s’appelait Lacolombe, symbole de liberté. Elle s’est soulevée pour son pays et ses idéaux, s’est sacrifiée par espoir amoureux.
Elle était ma grand-mère, et c’était une combattante.
Au milieu de cette petite pièce sombre aux meubles anciens, trône un portrait.
Ce portrait, c’est mon grand-père. L’amour de sa vie.
Nous prenons le thé, elle est assise derrière son bureau comme à son habitude, et moi, installée dans un fauteuil en velours à franges vert pickle.
Je ne m’affale pas, je me tiens droite, par respect pour la femme qui se trouve en face de moi.
Elle est la seule pour qui je défais les nœuds de mes cheveux, coupe et lime mes ongles et m’habille comme une femme de mon âge.
Je lui parle de mes dernières péripéties, en essayant d’y mettre le ton, pour la faire rire.
J’essaie de prendre de l’espace pour combler le vide de sa vie.
Depuis petite je veux savoir.
Depuis petite je m’interroge, sur ses secrets.
Depuis toujours elle se tait.
Mais le livre est sorti.
Elle a donné son accord à l’auteur du livre, un ami. Elle lui a fait confiance, elle lui a même confié ses photos .
Avec beaucoup de délicatesse, j’essaie de l’inciter à me raconter.
Je ne veux pas la brusquer, même si j’en ai envie. Je suis frustrée de tant d’Histoire endormie dans le corps de cette femme d’un mètre cinquante-cinq. Je désire profondément en savoir plus avant qu’elle ne parte.
Nos racines... un mot si fort ! L’histoire de mes aïeules se paraissent être une nécessité pour me construire et bâtir mon arbre de vie.
Je souhaite rendre fière cette grande Dame. Posséder cette force qui rugit en moi chaque seconde de mon existence. Posséder son hérédité qui se rappellera à mon souvenir quand je douterai ou flancherai.
Je la bouscule pour lui faire revivre et dire ce qu’elle souhaite oublier.
Le livre est sur mes genoux. « Un cauchemar français »
Le silence s’est installé, il est agréable. Elle ne me regarde jamais tout à fait. J’en profite pour l’observer, la contempler, l’admirer.
L’homme du portrait qu’elle a sauvé en 1944 l’a quitté il y a maintenant 45 ans, pour une autre.
Elle a toujours pensé qu’il reviendrait. Mais il est mort en 1994.
Malgré cette perte tragique, un rituel quotidien lui est dédié. S’apprêter comme s’il devait réapparaitre.
Malgré le peu de compensation financière concédée, elle reste une grande bourgeoise.
Toujours un brushing et une manucure impeccables, une ligne svelte élégante.
Une garde-robe composée de tailleurs, pulls en cachemire, blouses en soie, bas, jupons, manteau de fourrure, gants en cuir, collier de perles.
Ne jamais se laisser aller.
Garder l’image d’une femme forte telle une armure qui force le respect.
« - Mâ, je vais lire tout haut le passage qui vous concerne tous les deux, si tu es d’accord ?
- Je ne préfère pas, tu liras ça chez toi, parle-moi de toi, comment va ta fille ?
- Mâ, raconte-moi les photos, explique moi...
- Tout est expliqué dans le livre ! » conclut-elle.
Mâ se lève, pour préparer le goûter, toujours le même, un cake au citron avec un léger glaçage qu’elle achète sur le marché de la Motte Piquet, le matin même.
Dans son frigo, les boissons que mon père et moi aimons : coca rouge et light, Liptonic. Ainsi que les mousses aux marrons qu’il déguste spécifiquement chez sa mère... aussi celles au chocolat noir pour mon plaisir !
Elle se lève pour me dissuader de continuer dans ce harcèlement de la quête du passé.
Je me résigne donc, et profite de son absence pour lire ces quelques pages de son combat.
1944, la Milice de Lyon mit enfin la main sur un jeune médecin résistant, Robert A, qu’elle traquait depuis deux ans. Il était épaulé par « sa compagne-complice-agent de liaison », Janine L. En un an, elle changea cinq fois d’identité, comme d’apparence.
L’homme du portrait se rendait le 18 mars à un rendez-vous, à la gare de Lyon Perrache, pour rencontrer un grand général. Mais à la suite d’une dénonciation, il fût intercepté par la Milice.
L’homme de sa vie fût arrêté, torturé. Au lieu de fuir, Janine, du haut de ses 22 ans se présenta au siège de la Milice. A leur grande surprise, elle se mit à les invectiver vigoureusement, les traitants de « terroristes » ! On lui permit néanmoins de revenir le lendemain afin d’en savoir plus concernant le sort réservé à Robert.
Son amant ne parla pas, malgré les tortures qui le rendis sourd d’une oreille, mais il s’affaiblit de jour en jour. La Milice souhaita le transférer au siège de Paris. Le voyage se déroula dans un train bondé, avec Janine sur leurs talons. Elle ne les quitta pas d’un regard, pas d’une semelle. Elle ne parla pas malgré leur questionnement incessant.
En 1944, la Milice était débordée à Paris, ils ont eu donc l’obligation de gérer cette affaire à Lyon. Ils repartirent tous, mais l’état du jeune médecin se détériora très vite, et fût transféré à l’hôpital sous la surveillance de deux policiers municipaux.
Du haut de son jeune âge, elle comprit que son compagnon avait contracté la varicelle. Que celle-ci pouvait lui être fatale dans l’état de faiblesse où il se trouvait.
Elle échafauda un plan d’évasion avec deux autres camarades du réseau, déguisés en agent de police. Lors d’une relève matinale, la fuite s’accomplit à l’aube dans un moment de creux entre deux gardes, sous l’œil d’une infirmière qui détourna gentiment le regard.
Le couple rejoignit Paris où ils reprirent de plus belle leurs activités, lui en tant que responsable des renseignements dans l’état-major FFI, elle, comme femme de l’ombre.
Un jour, dans le métro, elle fut suivie par un milicien qu’elle reconnut. En cinq secondes, elle sauta sur la voie d’en face où le métro s’annonçait, traversa les rails et s’engouffra dans la rame.
A la fin de la guerre, ils se marièrent le 10 novembre 1945.
Robert ouvrit son cabinet, Janine s’engagea dans l’armée où elle atteindra le grade de lieutenant-colonel.
L’année de ma naissance, l’homme de sa vie, devenu son ex-mari, lui remettra les insignes d’officier de la légion d’honneur.
Il lui dira devant quelques survivants du réseau Marco Polo « tu m’as sauvé la vie et m’a donné deux fils ».
Des années plus tard elle eut l’honneur de rallumer la flamme du soldat inconnu sous l’Arc de Triomphe en présence du Président de la République.
Je ferme le livre, les larmes coulent de fierté et d’émotions.
Je ne l’ai pas entendue poser le plateau sur son bureau, contenant les parts de cake, les serviettes en papier, et une recharge en thé.
Je comprends à son regard que mes larmes sont déplacées et que nous parlerons de tout, sauf du livre.
Je pars après avoir été rassasiée, avec un polar sur lequel nous échangerons, glissé dans mon sac, et quelques michokos laissés dans l’entrée pour mes visites dominicales.
Deux ans plus tard elle partira avec ses secrets, en toute discrétion, dans son lit, lors de son petit déjeuner.
Nous avions prévu de nous voir le lendemain.
L’annonce de sa mort me coupera les jambes littéralement, je m’écroulerai à terre.
Je me trouverai devant un immeuble Haussmannien, à dix minutes de passer un entretien. La directrice d’une boutique me verra tomber, elle me prendra dans ses bras, m’entrainera dans la cabine de son magasin, me mouchera, me remaquillera, appellera ma mère et m’enverra passer mon entretien.
Je serai pendant une heure la femme qu’elle aurait aimé que je sois. Pas de larmes déplacées, droite, connaissant son sujet.
L’apparence sera mon arme.
Dix ans plus tard, notre président nous annoncera que nous serions en guerre. Une guerre particulière, contre un virus. Une guerre silencieuse, sans bombe, sans cri, sans crime, mais avec des morts et une crise économique sans précédent.
La même année je vivrai ma propre guerre contre un cancer.
Elle sera près de moi chaque jour, dans la femme forte que je deviendrai. Son portrait trônera dans mon salon.
Elle s’appelait Lacolombe, symbole de paix. C’était une femme amoureuse, résistante, lieutenant-colonel, mère et grand-mère.
C’était une battante.
Elle s’appelait Lacolombe, symbole de liberté. Elle s’est soulevée pour son pays et ses idéaux, s’est sacrifiée par espoir amoureux.
Elle était ma grand-mère, et c’était une combattante.