Chantal, le souffle court

À une nuit et une matinée de tempête d'une violence inouïe, succéda à la mi-journée une accalmie, une fenêtre de temps clair qui lui offrait une vue d'une splendeur fabuleuse, d'une netteté sans pareille.
Le souffle court, elle contemplait debout au sommet du Lhotse le panorama autour d'elle. Le Mahalangur Himal, massif montagneux de la chaine himalayenne, baptisée par les autochtones "demeure des neiges " semblait s'être mis sur son 31 pour saluer sa victoire.
Depuis les 8655 mètres qu'elle venait de gravir par une météo détestable, blizzard aveuglant, mêlant des vents en rafale jusqu'à 130 km heure, elle faisait face à son grand frère, l'Everest, appelé Qomolangma (déesse mère des mondes) par les Tibétains.
Les deux montagnes sont proches l'une de l'autre, seule les sépare une superbe courbe naturelle en forme de croissant de lune, appelée col du Sud.
Elle resta de longues minutes pénétrée de la joie de son ascension réussie et de l'exploit non moins jouissif et fantastique d'être la première femme à parvenir au sommet du Lhotse, réputé de surcroit, aussi difficile à atteindre que le toit du monde, dont elle admirait la cime, pour ainsi dire les yeux dans les yeux. Son relief apparut à la fois si net et si proche à ses yeux, qu'elle eut l'impression étrange qu'en tendant la main elle pourrait en toucher la paroi, si convoitée. Comme à son habitude, elle récita quelques vers d'auteurs célèbres et sa voix et les mots lui revinrent en écho qui lui procurait à chaque fois une joie intense.
En suivant des yeux la ligne de crête vers le bas du col Sud, elle apercevait par intermittence entre les nuages, le camp de base 4. Situé à 8000 mètres, ce camp est pour les alpinistes la dernière halte avant l'assaut final, soit pour l'Everest ou bien le Lhotse. C'est à partir de ce degré d'altitude, désigné comme la "zone de la mort" par les scientifiques, que l'air respirable se raréfie à tel point en oxygène que le fonctionnement du corps humain se dégrade dangereusement.
Coïncidence funeste, Chantal ne se doutait pas, au moment même où elle savourait son exploit, que celui qui hier vint la secourir se trouvait en grand péril sur l'Everest dans l'incapacité physique et morale de redescendre avec le groupe qu'il guida vers le sommet. Les pires conditions météo s'étaient soudainement abattues sur eux. Les victimes furent nombreuses. Parmi elles, des amis chers à qui Chantal devait la vie. Pris du mal des montagnes, ils moururent d'épuisement à faire des aller et retour pour aider les membres de leur groupe à avancer. Le manque d'oxygène accentué par la tempête leur fut fatal.
Chantal apprit l'atroce nouvelle lorsqu'elle fut redescendue au camp IV.
Elle en fut si meurtrie qu'elle n'eut pas le goût de fêter sa si belle victoire en solitaire et pleura son frère d'armes, compagnon alpiniste, Scott Fischer.
Ce jour-là, huit autres alpinistes, dont Rob Hall l'autre ami et guide très renommé, périrent dans la tempête qu'elle subit aussi lors de son ascension, mais dont la force heureusement fut de moindre ampleur, le Lhotse étant orienté différemment et son sommet inférieur de 400 mètres, les conditions, bien qu'extrêmement dures, lui furent plus favorables.
À l'époque des faits, j'avais été envoyé par mon agence de presse au camp 4 pour couvrir l'exploit de Chantal Mauduit, car il s'agissait d'une première mondiale ; une femme s'attaquait au Lhotse en solitaire et sans assistance respiratoire et non la tragédie survenue sur l'Everest le même jour. En conséquence, la raison première passa fort logiquement au second plan. La nouvelle de la catastrophe fit rapidement le tour du monde.
Mon hommage à cette jeune femme vaillante et courageuse, si bouillonnante de vie et de poésie aussi fut logiquement éclipsé par le désastre ; mieux valait être en vie, c'est certain. Chantal n'était d'ailleurs pas une personne à vouloir être à tout prix sous la lumière médiatique, celle des sommets en solitaire valait bien plus à ses yeux.
Ce jour-là je fis sur le même site himalayen deux reportages d'évènements dramatiquement opposés. Celui de la catastrophe, d'une tristesse absolue, tourna vite en un plaidoyer acerbe contre ce qui était vu davantage comme le « business de l'Everest », une compétition commerciale sauvage entre les compagnies de guides. Poussés par des opérateurs-marchands gourmands. Les guides seraient forcés de constituer des groupes de plus en plus nombreux sur les rares fenêtres climatiques de l'année favorables à l'ascension du toit du monde. Une surpopulation qui provoquait fatalement des ralentissements périlleux aux endroits les plus techniques de l'escalade et qui inévitablement se corsait plus encore tout près du sommet, en l'occurrence au ressaut d'Hilary, où cela bouchonnait souvent dangereusement, car différents groupes se suivaient de très près, tandis que d'autres redescendaient du sommet par la même et unique voie ; on imagine aisément les risques, le danger de mort encouru par les équipes immobiles sous des températures moyennes de - 30 °C. Notamment lorsque survenait une tempête comme celle de cette nuit fatale. On ne peut blâmer les Sherpas de cet état de fait. Pour eux c'est un gagne-pain qu'ils exécutent, autant dire, à des tarifs dix mille fois moindres que les organisateurs avides d'argent facile.
Loin du mercantilisme ambiant, l'univers de Chantal vous saisissait. Cette grimpeuse solitaire communiait avec la montagne, l'esprit empli de poésie. Elle clamait sur les sommets des vers d'auteurs qu'elle affectionnait, et même tapissait à la bombe la toile de sa tente de mots et de citations célèbres.
J'étais fasciné par cette femme hors du commun aux facettes étranges, dotée d'un mental et d'une forme physique exceptionnels, qui lui permettaient de braver n'importe quel sommet de l'Himalaya de plus de 8000 mètres sans oxygène. Cette grande sportive savait aussi cultiver une belle féminité ; sa passion pour la poésie alliée à une spiritualité profonde l'amenait à s'engager pour de nombreuses œuvres caritatives, qui témoignaient de cette ambivalence insolite qu'elle portait en elle. Elle parlait népalais et il lui tenait à cœur, autant qu'elle le pouvait, d'assister les enfants nécessiteux de Katmandou.
Elle m'accorda une longue interview le lendemain du drame, alors que l'ambiance et l'état d'esprit général se mouvaient encore et malgré dans la peine. Elle me confia que la peur était présente chez tous les alpinistes à chaque ascension, qu'elle se trouvait même être la première des choses à vaincre, avant même de gravir les pentes.
Après un moment de silence, elle eut de nouveau une pensée et un mot pour les hommes qui venaient de périr sur l'Everest, sommet qu'elle tenta elle-même d'atteindre quelque temps auparavant et où elle faillit laisser la vie. Elle ne put s'empêcher d'évoquer son propre sauvetage qu'elle dut essentiellement à la bravoure de Rob Hall qui sans hésiter se porta à son secours au sommet sud à 8750 m d'altitude. Ainsi elle échappa au triste sort de mourir par -30 degrés, à tout juste... une centaine de mètres du but. Une autre fois, ayant perdu connaissance et atteinte de photo kératite, appelé aussi cécité des neiges, elle serait morte sur les pentes du K2, sans le secours de Scott Fischer. Les deux cornées atteintes, souffrant atrocement et ayant pour ainsi dire perdu la vue, elle ne pouvait plus bouger.
« La mort, ce compagnon singulier, qui n'est jamais très loin de nous » murmura-t-elle, puis sur un ton définitivement positif et déterminé elle me dit ne jamais rester sur un échec, preuve éloquente en était le Lhotse qu'elle venait de vaincre. Avant de nous séparer, Chantal, comme à son accoutumée, se mit à décliner quelques vers d'un poème inconnu, mais qui quelque part faisait un bien fou et rassurait sur le genre humain.
Chantal Mauduit périt dans une avalanche en gravissant le Dhaulagiri sommet himalayen de 8167mètres en 1998. Une école porte son nom au Népal.